Pertinence des institutions de mémoire dans un contexte de crise
Un document de discussion présenté par Jean-Louis Roy,
Président-directeur général, Bibliothèque et Archives nationales du Québec
au Groupe de réflexion des institutions de mémoire sur le paysage post-COVID-19
Remarque
Le document fourni par le présentateur a été légèrement modifié, sans que le sens ne soit altéré, afin d’en faciliter la lecture sur le Web.
Chers amis,
Tout ce que je vais dire est tributaire de quatre convictions :
- Les pandémies ne sont pas uniquement biologiques, elles sont aussi sociologiques;Note de bas de page1
- La culture est une composante indispensable de la reconstruction des sociétés postpandémie;
- L’économie créatrice et l’économie sociale sont indissociables (the creative economy holds the key to a strong Europe recovery);
- Finalement, dans le bilan à venir de la pandémie, il faudra placer du côté de l’actif l’accélération du passage à l’ère numérique, tant la pandémie a marqué les habitudes de consommation et les habitudes de vie.
De la COVID-19
Mondiale et locale, invisible et médiatisée, séquencée et interminable, immatérielle et omniprésente, la COVID-19 a été et est toujours coûteuse en vies humaines et onéreuse en astreintes sociales de toutes sortes. Elle n’est pas une autre crise qui va s’estomper un jour, sans plus. Trois mois après son émergence, près de la moitié de la planète était appelée au confinement et dix millions d’Américains se retrouvaient au chômage. C’est assez dire sa force et la vélocité de son déploiement dans toutes les aires géographiques de notre planète. En trois mois, incalculables sont les espérances humaines qu’elle a fauchées, les projets qu’elle a abattus et les rêves qu’elle a ruinés. La violence de l’assaut n’a eu, comme équivalent, que la violence de l’indispensable riposte, et, dans les esprits, le flux des statistiques quotidiennes des contaminés, des hospitalisés et des morts, souvent atroces, qui, ces dix derniers mois, ont fait et font toujours, en permanence, la une de tous les médias du monde. De plus, selon certains sondages, la crainte de la mort hante les esprits et les cœurs du tiers des citoyens de plusieurs pays.
Cette pandémie a causé une grande blessure, matérielle et immatérielle, aux sociétés humaines, y compris la nôtre, et à ceux et celles qui la composent. De l’effondrement de l’économie et ses centaines de millions de victimes à son sauvetage provisoire par les banques centrales et leur bas taux d’intérêt, en passant par la détérioration de la santé sociale, psychologique ou mentale d’un grand nombre, le bilan toujours provisoire est extrêmement lourd. Le chantier de la reconstruction sera complexe et vaste dans la sphère matérielle et immatérielle de la vie des individus, des communautés et des nations touchés par la pandémie, ainsi que dans l’esprit de la multitude que celle-ci rejoint quotidiennement depuis 300 jours.
Dans un texte éclairant, l’ancien directeur général du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, affirme que « le retour à la normale ne se fera pas comme avant. Certains actifs financiers vont tomber à zéro parce que les entreprises qu’ils représentent vont fermer dans des proportions plus grandes que dans les crises précédentesNote de bas de page2. » Voici le risque de ruine de retour!
L’inventaire de cette blessure sera difficile, et le relèvement, complexe et long. La poussée numérique a fait basculer le monde du travail et la livraison de multiples services publics et privés. Pour sa part, le NASDAQ prévoit que, d’ici 2040, 95 % des achats seront effectués en ligne. Nos paysages urbains s’en trouveront radicalement transformés. On ne reviendra pas au statu quo ante. Il faut imaginer autre chose. Il faudra reconstruire autre chose tant l’immense invisible et incompréhensible qui nous entoure, selon la belle expression de Marguerite Yourcenar, se trouve augmenté par la pandémie : de la science à la gouvernance mondiale, de la mobilité humaine au contrôle public, de la réciprocité vitale à la fragilité des esprits.
Je répondrai, en trois temps, à la question posée de la pertinence des bibliothèques, archives et musées (les institutions de mémoire) dans un contexte de crise – ou d’après-crise. J’aborderai leur contribution à la reconstruction sociétale et l’intérêt, pour leurs constituants, de mutualiser certaines ressources, compte tenu notamment des exigences de l’ère numérique et du besoin de conjuguer investissement économique et investissement social, ces indissociables.
1. Quelle peut être et quelle doit être la contribution des bibliothèques, archives et musées à ce chantier de l’imaginaire et de l’action visant à répondre aux besoins des personnes ainsi qu’à conforter et à réédifier l’espace social commun, la société civile, ses indispensables regroupements citoyens et ses institutions, dont l’école à tous les niveaux?
Chacune de nos institutions et nos institutions réunies disposent de moyens considérables : de l’espace libre et généralement accessible, devenu si rare dans nos villes; de multiples équipements de production; et des ressources existantes pour combler telle ou telle littératie, éclairer les routes vers l’emploi et dispenser des conseils pour connaître les services publics, y avoir accès et en bénéficier. Enfin, les partenaires réunis dans une institution de mémoire disposent de voies d’accès technologiques et autres, aux savoirs, aux loisirs et à la culture. Cet ensemble de ressources peut-il être mis autrement, mieux et plus stratégiquement au service de la restauration, de la revalorisation de la citoyenneté?
Bien évidemment, chacune de nos institutions a le devoir, dans ce contexte de perte si vaste des repères dans tant de domaines qui rejoignent ses missions, ressources et capacités, de revoir l’intégralité de ses services et de sa programmation des prochaines années pour contribuer à cette restauration et à cette revalorisation. Nos mêmes institutions réunies pourraient rechercher les convergences entre leurs services et programmes et aussi les enrichir d’offres créées ensemble.
On pense à des plans à l’intention notamment des aînés dans les foyers qui leur sont réservés et dont les précarités sont apparues, vastes, terrifiantes et grotesques, durant ces saisons successives où la pandémie sévit; ou à l’intention des étudiants et des institutions scolaires qui sont eux et elles aussi des victimes touchées au cœur par la pandémie.
Vivre ensemble est une immense opération qui a ses rites et ses rythmes, ses règles et ses procédures, ses parcours et ses relais. Nos institutions sont au cœur de ces catégories. La pandémie a ralenti cette opération, elle l’a stoppée, elle l’a sevrée. Distanciation, confinement, couvre-feu, délestage, normes impératives restreignant les visites dans les domiciles et institutions, et restreignant aussi les attroupements, les rassemblements et les réunions de toutes sortes hier encore indispensables, dominent nos vies personnelles et professionnelles depuis près d’une année et les domineront encore pour un temps indéterminé. Des millions d’heures d’échanges et de partage ont été et sont annulées, des plus superflues aux plus indispensables, des plus intimes aux plus ouvertes. Il faudra un grand élan pour que l’immense opération du vivre ensemble retrouve ses rites et ses rythmes, ses règles et ses procédures, ses parcours et ses relais. D’après Michel Serres, la vraie nouveauté, c’est l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et au savoir avec Google et WikipédiaNote de bas de page3. Les bibliothèques, archives et musées doivent être partie prenante de cet élan.
Ces interventions auraient pour effet de stimuler la consommation des produits du savoir et de la culture. Certains s’inquiètent de la baisse appréhendée de ce niveau. D’autres évoquent de bonnes performances : vente de livres; offres d’artistes bien accueillies par le public; volume en croissance de nos usagers via le numérique. Dans ce cas, comme dans tant d’autres, les statistiques des uns annulent celles des autres. Cependant, ce qui apparaît essentiel, c’est, dans notre pays, le maintien et l’enrichissement d’une production culturelle abondante et de qualité dont une partie, en croissance continue, repose et reposera sur des supports technologiques durables. Cette production nous est et nous sera essentielle pour ce vivre ensemble évoqué précédemment, et pour la part que nous devons occuper dans l’espace culturel mondial qui, enfin, fait sa place à ceux qui veulent bien la prendre. Comment porter à son plus haut niveau cette production? Les bibliothèques, archives et musées doivent être partie prenante de ce maintien et de cet enrichissement.
2. Pour ce faire, je soumets à l’appréciation des membres d’institutions de mémoire l’idée de mutualiser leurs outils de production en vue de maximiser leur contribution à ce chantier de l’imaginaire et de l’action, et de réédifier la société civile et ses indispensables regroupements citoyens et ses institutions, notamment l’école à tous les niveaux.
Main d’œuvre, formations, équipements, studios, postproduction, mise en marché. Je plaide, devant vous, pour la mutualisation de nos ressources actuelles et à venir dans des entreprises coopératives autonomes cogérées du domaine. Pour nous permettre de diffuser nos collections et de montrer leur signification, pour nous permettre de disposer des équipements les plus performants. Pour nous permettre de pleinement maîtriser la production numérique, qui n’est pas l’extension de la production traditionnelle, ni son double. La production numérique porte ses propres exigences et appelle des convergences inédites. Elle appartient à une ère nouvelle où la création, la production et la diffusion doivent être pensées en fonction des marchés nationaux et internationaux, ces complémentaires, en tenant compte aussi de l’immense compétition qui, désormais, rejoint toutes les productions. Michel Serres a fait de cet accès universel la vraie nouveauté de ce millénaire : accès universel aux personnes, aux lieux et au savoir. Les bibliothèques, archives et musées doivent être partie prenante de cet élan.
Je vois, pour ma part, l’entrée éventuelle dans la postpandémie comme une formidable occasion de penser et d’acter ensemble les conditions d’une création numérique de première qualité, disposant d’une masse critique réelle et capable de tenir son rang dans l’espace culturel mondial auquel nos concitoyens ont désormais un accès quasi illimité.
3. Enfin, pour les institutions de mémoire et leurs membres, je plaide pour une reddition de comptes ouverte incluant les inséparables que sont l’économie et le social.
J’estime que les bibliothèques, archives et musées doivent reprendre leurs solides analyses des dernières années consacrées aux retombées économiques de leurs activités : dépenses en consommation diverses, soutien à la recherche, développement technologique et création d’emplois. L’argumentaire qui en découle peut et doit être enrichi substantiellement d’une comptabilité détaillée des retombées sociales, sociétales et environnementales de leurs activités, incluant leur offre de services et leur programmation.
Auprès des organismes subventionnaires, des groupes financiers, des sociétés commanditaires, des fondations et des pouvoirs publics qui seront fortement sollicités après la pandémie par de grands secteurs de services allant de l’éducation à la santé (y compris la santé mentale) en passant par les résidences pour aînés, cette comptabilité intégrée pourrait faire une différence.
En terminant, je crois utile de soumettre à votre réflexion l’idée que le bouleversement expérimenté par nos institutions, ainsi que les travaux accomplis pour maintenir, au mieux, des services à nos usagers durant la pandémie, devraient, dans la période postpandémie, alimenter les analyses des responsables de la santé publique. Quels enseignements tireront-ils de la crise actuelle, au double titre de la prévention et de la précaution, sans oublier l’impact de leurs directives concernant nos institutions, nos usagers et la société en général? Les bibliothèques, archives et musées doivent normalement être partie prenante de ces analyses.
Je vous remercie.