Transcription d'épisode 8
Angèle Alain : Bienvenue à Découvrez Bibliothèque et Archives Canada : votre histoire, votre patrimoine documentaire. Ici Angèle Alain, votre animatrice. Joignez-vous à nous pour découvrir les trésors que recèlent nos collections, pour en savoir plus sur nos nombreux services et pour rencontrer les gens qui acquièrent, protègent et font connaître le patrimoine documentaire du Canada.
L’invention de la photographie au début des années 1800 a révolutionné la manière dont les humains communiquent et se partagent l’information. Bien qu’aujourd’hui, il est difficile d’imaginer ne pas avoir sur soi en tout temps un appareil permettant de prendre des photos, ce n’est que tout récemment que la photographie est devenue accessible au grand public. Dans cet épisode, nous explorons l’évolution de la photographie en utilisant l’immense collection photographique de Bibliothèque et Archives Canada pour nous guider. L’archiviste Jill Delaney nous fait visiter la collection et raconte quelques-unes des histoires incroyables entourant ces images emblématiques.
AA : Bonjour Jill.
Jill Delaney : Bonjour Angèle.
AA : Merci d’avoir accepté notre invitation
JD : C’est moi qui vous remercie.
AA : Pouvez-vous nous donner une idée de l’ampleur de la collection photographique de Bibliothèque et Archives Canada?
JD : Bien, comme vous savez, nous avons une énorme collection. Elle contient environ 30 millions de pièces comprenant des épreuves photographiques, des négatifs, mais aussi des pièces plus anciennes comme des daguerréotypes, des ambrotypes, des autochromes, des négatifs couleurs, des diapositives et enfin quelques photos numériques.
AA : Pouvez-vous nous expliquer brièvement la différence entre un daguerréotype et les autres types de photos que vous avez mentionnés, je ne les connais pas tous.
JD : Eh bien, je pourrais passer toute la journée à parler des différentes techniques.
AA : Oui bien sûr, mais si vous pouviez résumer en une ou deux phrases…
JD : En fait, la principale différence entre un daguerréotype et une photo moderne est que le daguerréotype était une image unique. Ce n’est pas comme un négatif à partir duquel vous pouviez…
AA : faire d’autres photos.
JD: Oui, c’est ça. Une fois la photo tirée, c’était terminé. C’était un objet unique; on le plaçait dans un boîtier spécial, et il devenait une sorte...
AA: d’œuvre d’art.
JD: … ou de souvenir. Oui, effectivement, un peu comme une œuvre d’art, et si vous vouliez un deuxième exemplaire, vous en faisiez une reproduction sous forme d’un autre daguerréotype.
AA : Je vois.
JD : Vous pouviez procéder de cette manière, ou alors rester là à garder la pose pendant que le photographe faisait plusieurs daguerréotypes, ce qui prenait beaucoup de temps.
AA : Alors, si nous avons un daguerréotype dans notre collection, nous avons probablement… non, certainement, le seul et unique exemplaire de cette photo, à moins…
JD : En effet.
AA : … à moins que la personne en ait fait d’autres.
JD : Oui, exactement. La plupart du temps, un seul daguerréotype a été produit. Alors, si nous l’avons dans notre collection, il est fort probable qu’il n’existe nulle part ailleurs. Par exemple, nous avons des daguerréotypes de lord Elgin et de sa famille…
AA : C’est vrai.
JD : …qui ont été pris au Canada. Quand il est venu en visite dans les années 1850, en 1857 ou 58, il a été photographié ici et il a emporté le daguerréotype avec lui en Angleterre. Nous avons acheté cette photo dans les années 1990, je pense, et elle est revenue au Canada.
AA : C’est un daguerréotype itinérant.
JD : Effectivement, un daguerréotype itinérant! Mais beaucoup de daguerréotypes voyageaient de cette manière. En fait, au tout début, ce ne sont pas les daguerréotypes qui voyageaient, mais plutôt les photographes.
AA : Oui.
JD : C’est que le procédé a été inventé en 1839 en France, par Daguerre, et s’est répandu comme une traînée de poudre. Cette nouvelle technique a connu une immense popularité; imaginez, vous pouviez prendre une photographie d’une personne. Les photographes se sont mis à l’œuvre très rapidement. On a probablement réalisé des daguerréotypes au Canada dès le début des années 1840, mais nous pensons qu’ils l’ont été par des Américains venant de New York, de Boston ou d’ailleurs. Ils se rendaient, disons, à Montréal, et y campaient pendant environ une semaine. Ils publiaient des annonces dans les journaux − venez faire tirer votre − et ensuite…
AA : C’est comme les caricatures maintenant! À la foire.
JD : Exactement, ça ressemble à ça. Mais, c’était dispendieux.
AA : J’imagine.
JD : J’ai lu récemment que certains de ces daguerréotypes n’étaient pas très réussis parce que les premiers photographes qui utilisaient cette technique ne savaient pas toujours ce qu’ils faisaient.
AA : En effet.
JD : Les gens pouvaient payer très cher pour se faire photographier et six mois plus tard, l’image avait disparu. Elle s’était complètement effacée.
AA : Est-ce que nous savons quel est le plus ancien daguerréotype de notre collection?
JD : Non, nous l’ignorons. Les daguerréotypes sont très difficiles à dater. On ne peut pas écrire au verso d’un daguerréotype comme on le fait aujourd’hui avec une photo moderne ou une photo numérique imprimée. Alors, il faut le mettre en contexte et essayer de le dater de cette manière. On arrive parfois à dater un daguerréotype en essayant de deviner l’âge des personnes sur la photo, ou en examinant le boîtier…les daguerréotypes étaient toujours conservés dans des boîtiers parce qu’ils sont très fragiles. On réussit quelquefois à dater une photo grâce à son boîtier, parce que les boîtiers ont évolué au fil des ans, ou à cause de ce qui l’entoure. Ou lorsque la photo a été prise à l’occasion d’un événement en particulier.
AA : Et vous savez quand a eu lieu cet événement.
JD : Exactement.
AA : Ça demande un gros travail de recherche.
JD : En effet. Nous avons un daguerréotype, par exemple, qui montre le site de l’ancienne brasserie Molson à Montréal juste après que l’édifice ait été détruit par un incendie. C’est une pièce très rare, parce que la plupart des daguerréotypes sont des portraits et que la photo a été prise à l’extérieur. C’est une technique très complexe, alors c’est quelque chose d’assez rare. Nous pouvons dater cette photo…
AA: Parce que…
JD: …parce qu’il est possible de savoir quand le feu a eu lieu en consultant les journaux de l’époque et l’histoire de la brasserie Molson − nous possédons le fonds de la famille Molson.
AA : C’est vrai.
JD : Alors, nous le savons à peu près. Nous savons au moins en quelle année la photo a été prise, mais les plus anciennes photographies de notre collection dateraient du milieu à la fin des années 1840. Ce serait des daguerréotypes, mais nous avons aussi des épreuves au papier salé, l’autre procédé vraiment très ancien.
AA : À quoi ça ressemble?
JD : Ça ressemble à une photo très granuleuse. L’avantage de ce procédé, c’est qu’on pouvait reproduire les photos. En pratique, le photographe faisait d’abord un négatif sur papier, à partir duquel il pouvait produire une épreuve sur papier. Ce procédé a été inventé par un Britannique, William Talbot, qui était plus ou moins en compétition avec Daguerre. Pour ce qui est de ce procédé au Canada… nous n’avons à peu près rien avant le début ou le milieu des années 1850.
AA : Ce sont tout de même des images assez extraordinaires.
JD : Oui, mais elles sont très granuleuses en apparence.
AA : J’imagine que la collection photographique de BAC raconte en bonne partie l’histoire du Canada. Qu’est-ce que nous pouvons apprendre du Canada d’autrefois en regardant ces photos de notre collection?
JD : Eh bien, nous pouvons en apprendre beaucoup en les regardant. Ce que j’aimerais dire à propos de l’histoire photographique, c’est que les photos ne sont pas seulement des illustrations qui accompagnent un texte. Vous pouvez interpréter une photo et en apprendre beaucoup sur l’histoire du Canada, d’une certaine manière, du simple fait que la photo ait été prise, surtout dans les débuts de la photographie, dans les années 1850 jusque, disons dans les années 1880. C’était un procédé complexe, et déjà, que quelqu’un ait choisi délibérément de prendre une photo…
AA : De cela.
JD : De quelque chose.
AA : Ouais!
JD : Ce n’est pas comme aujourd’hui où vous pouvez sortir votre téléphone intelligent n’importe quand et mitrailler les alentours en espérant en tirer quelque chose. Après, vous envoyez ces photos à vos amis − hé, regarde ça, c’est très drôle! − et ensuite tout disparaît et vous continuez votre chemin. À l’époque, c’était très compliqué de prendre une photo, ça pouvait prendre des heures.
AA : La technologie des appareils photo et des pellicules a beaucoup progressé; on peut maintenant prendre des photos en une fraction de seconde. Qu’est-ce que cela a offert comme possibilités?
JD : Je dirais que cela a offert la possibilité de saisir l’instant présent et ouvert la voie au photojournalisme et à la photographie documentaire. C’est énorme pour nous à Bibliothèque et Archives Canada parce que nous recueillons de la photographie documentaire. Ce n’est pas la dimension artistique qui nous intéresse dans la photo, mais sa capacité de documenter l’histoire et la société canadiennes. Avec le temps, les appareils photo ont rapetissé et sont devenus faciles à transporter, la sensibilité des pellicules a augmenté, vous n’aviez plus à poser 30 secondes pendant que quelqu’un tirait votre portrait, vous pouviez prendre des clichés sur le vif; tout cela a profondément modifié la manière d’utiliser la photographie. Un très bon exemple de cela, ce sont les photos prises par le capitaine James Peters de la bataille de Batoche et de celle de Fish Creek durant la rébellion de Louis Riel en 1885, 1886. C’est une sorte de préphotojournalisme. Peters était un officier de l’armée britannique chargé avec Middleton de mater la rébellion, mais c’était aussi un photographe amateur. Il a apporté son appareil photo. C’était un nouveau modèle qu’on appelait « appareil détective » parce qu’il pouvait prendre des clichés assez rapidement et qu’il était considéré comme très petit, car il n’avait pas besoin d’être posé sur un tripode.
AA : Qu’est que vous voulez dire exactement par petit?
JD : C’était une boîte photographique.
AA : On devait la tenir à deux mains?
JD : Oui, en fait il la portait en bandoulière, mais l’appareil devait peser environ 15 à 20 livres.
AA : Ce n’est pas ce qu’on appelle petit aujourd’hui, n’est-ce pas?
JD : Non, on est loin du mini appareil d’espionnage ici, mais comparé à la technologie qui existait avant, c’était révolutionnaire. L’appareil possédait un obturateur. Vous n’aviez plus à enlever le capuchon de l’objectif, attendre, puis remettre le capuchon. Il fallait tout simplement appuyer sur l’obturateur. Il avait aussi ce qu’on appelait un chargeur à négatifs. L’appareil utilisait encore des plaques de verre, mais elles étaient assez petites et il les changeait automatiquement. Il faisait avancer le film vers le négatif suivant; ça donnait le même résultat. Ces appareils pouvaient loger environ 10 plaques de verre. Ce qui est extraordinaire dans cet appareil, c’est que Peters l’a effectivement porté avec lui durant la bataille et que ces photos sont considérées comme les toutes premières photos au monde prises sur un champ de bataille.
AA : Au monde?
JD : Oui, au monde. Et ce sont des scènes d’action. Peters était à cheval, rappelez-vous, c’était un officier. Il menait ses hommes au combat et en même temps, il essayait de prendre des photos. Il tenait un journal, il écrivait des rapports, et il s’excusait de la mauvaise qualité de ces photographies. Il a finalement été abattu par des Métis embusqués alors qu’il prenait ses photos.
AA : … et il s’excusait?
JD : Oui, il s’excusait. Il disait : « … j’avais très peur de briser toutes les plaques de verre parce que… », essentiellement, parce qu’il craignait qu’une balle atteigne son appareil photo et expose les plaques à la lumière. C’est en quelque sorte le début de ce type de photographie qui peut être instantanée. Bien entendu, le journalisme s’en est emparé aussitôt qu’il a été possible de publier facilement les photos que nous voyons aujourd’hui. Le photojournalisme a vraiment commencé à se développer… en particulier dans les années 1930. Soudainement, vous aviez toutes ces photos documentaires à propos de chacun des aspects de la vie : manifestations, événements sociaux, inaugurations, scènes de crime, toutes sortes de choses… des accidents, tout cela a commencé à être documenté par le photojournalisme… la guerre aussi.
AA : Est-ce que nous avons certaines de ces photos?
JD : Oui, absolument, nous avons plusieurs de ces photos; je pense que nous en avons qui datent des années 1930. Ce qui me vient à l’esprit quand je pense au pouvoir de ce type de photographie − où vous pouvez prendre une photo d’un événement presque instantanément au moment où il se produit − ce sont les photos que Kryn Taconis a prises aux Pays-Bas pendant la dernière année de la Seconde Guerre mondiale.
Kryn Taconis était hollandais. C’était un jeune homme à l’époque. À la fin de la guerre, quand les Allemands ont réalisé qu’ils allaient perdre la guerre, ils ont entrepris d’affamer les Hollandais. C’est ce qu’on a appelé « l’hiver de la faim ». On peut vraiment dire que Taconis a pris sa vie en mains. Avec son appareil photo caché, il s’est promené dans les rues et il a photographié les gens qui souffraient terriblement à ce moment-là. Après la guerre, Taconis a immigré au Canada et il est devenu un photographe professionnel, un photojournaliste. Il avait apporté ses photos avec lui, alors nous les avons dans notre collection. Elles sont très touchantes… et ensuite, il est devenu un photographe documentaire de renommée internationale. Il a travaillé pour différents magazines et journaux. Il a pris des photos dans des communautés Hutterites, dans une école pour les sourds durant les années 1960… il a vraiment ouvert les yeux des gens sur des communautés qui étaient peu connues avant. Il a été le premier photographe canadien à devenir membre de Magnum photos, une coopérative photographique créée par Henri Cartier-Bresson, le photographe qui a inventé le concept de « l’instant décisif ». Pour faire partie de cette coopérative, vous deviez être invité. C’était un grand honneur pour Taconis d’en être membre.
AA : La plupart des gens sont au courant des manipulations extraordinaires qu’on peut faire aujourd’hui avec les outils d’édition numériques, mais ce genre de tricherie n’est pas aussi nouveau qu’on le pense. Pouvez-vous nous parler de quelques manipulations de photos anciennes?
JD : C’est très intéressant parce que j’étais là quand la photographie numérique est apparue.
AA : Moi aussi.
JD : Il y a eu beaucoup de discussions partout à ce propos. On disait que les gens pouvaient manipuler ces images, et qu’ensuite elles n’étaient plus vraies, mais les historiens de la photographie savent bien que les photographes ont commencé à modifier leurs photos dès le début. Il y en aurait long à dire sur le sujet. La façon la plus simple de manipuler une image à partir d’une photographie ou d’un appareil photo, c’est de la rogner ou de la cadrer. Tout le monde fait ça. Par exemple, vous essayez de prendre une belle vue du fleuve et il y a un horrible bâtiment à droite, alors vous tournez légèrement votre appareil vers la gauche. Ou maintenant avec l’imagerie numérique, vous placez la photo sur votre écran et vous dites : « bon, je pense que je veux mettre l’accent sur cet élément en particulier », c’est une sorte de manipulation qui se fait tout le temps. Ça peut servir non seulement à améliorer ou embellir une photo, mais aussi à éliminer des choses qui ne cadrent pas bien avec l’histoire que vous voulez raconter. Au 19e siècle, on a aussi fait des manipulations, mais avec des techniques différentes. En fait, le photographe montréalais William Notman maîtrisait parfaitement une de ces techniques, appelée la photographie composite. Il a souvent réalisé ce genre de truquage pour des bals costumés ou des fêtes de patinage, à Montréal ou à Ottawa. Vous aviez toute l’élite de la société qui participait aux bals costumés. À l’époque, vous ne pouviez pas dire : « OK, tout le monde se place devant ce mur et je vais prendre une photo », parce que le temps d’exposition était trop long, c’était trop difficile à faire. Alors Notman a imaginé une façon très ingénieuse de réaliser une telle photo de groupe. Il prenait d’abord une photo de la salle de bal vide. Parfois, il l’améliorait un peu au crayon, puis il lançait une invitation à tous ceux qui allaient au bal : « Venez me voir, je vais vous photographier dans mon studio et ensuite, je vais coller votre portrait sur la grande photographie du bal costumé. »
AA : C’est un peu l’ancêtre de l’écran vert?
JD : Oui, on peut dire cela.
AA : Ça ressemble à ce qu’on fait maintenant!
JD : Les gens arrivaient dans leurs plus beaux habits ou leurs déguisements; les bals costumés étaient très populaires dans la haute société durant les années 1880. Ils se présentaient pour la photo. Ils étaient tous photographiés individuellement ou avec leur conjoint, ou une autre personne qui les accompagnait. Notman prenait la photo et l’imprimait. Ensuite, il découpait le portrait de ces personnes et le collait sur le fond de scène avec celui des autres participants au bal (on parle d’une très grande photo, ici). Il pouvait y avoir de 100 à 200 personnes sur ces photos. Et selon ce que vous payiez, vous étiez placés plus ou moins à l’avant…ou à l’arrière de la photo.
AA : Pas vrai!
JD : Et quand le gouverneur général assistait au bal, il était évidemment placé à l’avant. Pour ce qui est des autres participants, s’ils voulaient retrouver leur portrait dans la photo, c’était un peu comme jouer à « Où est Charlie? ». Notman collait donc tous les portraits sur la grande photo et ensuite il photographiait cette photo, il faisait quelques retouches et la vendait aux participants. Vous pouviez acheter ces épreuves.
AA : Nous avons numérisé quelques-unes de ces photos de bals et nous les avons mises sur notre site Web.
JD : Oui c’est vrai, absolument, et nous avons eu la chance d’acquérir, il y a plusieurs années, certains des collages originaux, comme on les appelait, ceux où il y a un fond de scène sur lequel les portraits individuels étaient collés. Ces photos nous donnent une très bonne idée du processus et montrent à quel point ces images étaient modifiées. Ce genre de manipulation servait aussi à des fins de propagande. Par exemple, nous avons des photographies de la Première Guerre mondiale, d’après ce que j’ai vu, surtout de la bataille de Passchendaele. Des milliers de soldats canadiens ont été tués à la bataille de Passchendaele, un vrai massacre, et des milliers d’autres ont été blessés. C’est une bataille très importante pour l’histoire militaire canadienne. Nous avions des photographes sur place, mais quelqu’un ici au bureau canadien de la propagande ou ailleurs, je ne sais pas exactement qui, a apparemment décidé que ce que je considère comme des scènes de bataille vraiment lugubres (il y avait de la boue partout. Passchendaele était connu pour sa boue, parce que les Britanniques et les Australiens s’étaient battus là pendant des mois et qu’il pleuvait tout le temps; c’était absolument horrible quand les Canadiens sont arrivés)…quelqu’un a donc a décidé que les photos n’étaient pas assez lugubres et ne montraient pas suffisamment bien ce qui était arrivé aux soldats canadiens.
AA : À quel point c’était horrible.
JD : Alors, on peut voir sur certains des albums photos de notre collection de la Première Guerre mondiale que des cadavres de soldats canadiens ont été découpés sur une photo et collés à l’avant-plan d’une autre photo pour dramatiser la scène.
AA : Exact. Wow.
JD : À moins de comparer les photos en les plaçant côte à côte, c’est un peu difficile de voir ce qui a été fait. Ça peut être fait très habilement. Yousuf Karsh est un autre grand maître de la manipulation. Je pense que beaucoup de gens ne le savent pas, mais il a souvent fait des négatifs sandwich pour certains de ses projets. Cette technique est un peu différente de la photographie composite.
AA : Oui.
JD : Ce ne sont pas des photos truquées, mais Karsh essayait toujours de tirer le meilleur parti de ses sujets et la lumière était extrêmement importante dans le rendu final de ses photos. Durant les années 1950, par exemple, il avait un contrat avec le magazine Maclean’s qui l’amenait à voyager d’un bout à l’autre du Canada; il devait prendre des photos représentatives de ce qui se passait dans les villes canadiennes. Par exemple, à Regina, il a visité le centre de formation de la GRC; c’était en 1952-53. Il a assisté à la cérémonie de remise des diplômes. Il y a une photo qui semble être celle d’un jeune officier fraîchement diplômé. Il est dans la chapelle au centre de formation et il prie. Nous sommes dans les années 1950, n’est-ce pas? Karsh n’était pas très heureux de l’éclairage dans cette chapelle. Alors, il a pris une photo de l’autel avec son éclairage et une autre photo de l’officier, le jeune diplômé, avec un éclairage différent, spécialement pour lui. Ensuite, il a fait des copies des négatifs obtenus et avec un couteau de type x-acto, il a découpé la silhouette de l’officier, puis l’espace correspondant dans le fond de scène, et il les a mis ensemble dans ce qu’on appelle un négatif sandwich.
AA : Je vois, c’est ce qui explique le nom de négatif sandwich.
JD : Ensuite il a rephotographié le tout….
AA : Exact.
JD : … et préparé un nouveau négatif, puis il en a tiré quelques épreuves. Si on examine attentivement ce genre de photos prises par Karsh, par exemple celles qui représentent des travailleurs de l’automobile ou des métallurgistes, ou cette photo d’un officier de la GRC, on s’aperçoit que quelque chose cloche dans l’éclairage parce que la lumière provient de deux sources différentes. C’est très efficace, très théâtral et on peut comprendre pour quelles raisons il faisait cela.
AA : Tout à fait.
JD : Mais si vous regardez bien, vous verrez que parfois le visage d’une personne est éclairé d’un côté et le fond de scène de l’autre côté.
AA : Mais la photographie n’est-elle pas un art?
JD : Oui, pour Karsh je dirais que c’était indéniablement un art. Il faisait des portraits de la même manière que Rembrandt peignait les siens.
AA : C’est vrai.
JD : Quand il réalisait un portrait, Karsh essayait toujours de faire paraître son sujet le mieux possible, ou de faire paraître sa photo le mieux possible. Tout le monde fait des choix quand il prend une photo, consciemment ou non. Dès qu’on sort son appareil photo ou son téléphone intelligent, on fait inévitablement des choix.
AA : C’est sûr. Bibliothèque et Archives Canada gère une vaste collection de photographies de Yousuf Karsh. Qu’est-ce qu’on peut trouver dans cette collection?
JD : Oh! Mais presque de tout. Bon, j’exagère peut-être un peu, mais c’est vrai que c’est une très grosse collection. Nous avons presque tous ses négatifs pour l’ensemble de sa carrière. (Il a ouvert son studio à Ottawa en 1932 et nous avons les négatifs sur plaques de verre qu’il utilisait alors, ce qui était monnaie courante à l’époque.) À partir de 1932 jusqu’à la fermeture de son studio en 1992.
AA : Wow!
JD : Nous avons tous ses négatifs… enfin, presque tous. Karsh en avait éliminé quelques-uns lors du déménagement de son studio, de la rue Sparks au Château Laurier (l’hôtel) à Ottawa, dans les années 1970. Il en a profité pour faire ce que nous faisons tous… vous savez, lors d’un déménagement…
AA : On fait le ménage.
JD : Il a donc passé en revue ses négatifs et a éliminé ceux qui n’avaient fait l’objet d’aucune demande d’impression depuis des années et des années. Toutes les autres photos, celles des célébrités, des politiciens ou des artistes, bon, tout le monde le sait, celles-là nous les avons toutes.
En plus de cela, nous avons des épreuves et des reproductions de qualité archives; certaines d’entre elles ont été spécifiquement fabriquées en vue de nous transférer sa collection par don ou vente. Mais nous avons aussi tous les documents administratifs de son studio. Ces documents sont très intéressants; on y trouve beaucoup de correspondance et on peut comprendre comment il organisait son travail et comment il s’y est pris pour réaliser certains de ces fabuleux portraits au fil des ans. On sait qu’il n’a pas attendu passivement d’être approché par les gens riches et célèbres, même si certains l’ont fait. Par exemple, pendant la Deuxième Guerre mondiale, après 1942, quand le portrait de Churchill s’est mis à circuler, bien des gens ont voulu se faire photographier par Karsh. Mais il a aussi approché certaines personnes, quand il pensait pouvoir vendre leur portrait à des magazines, ou à des éditeurs de livres, ce genre de choses. Il organisait alors des sortes de tournées qui le menaient en Europe, à Londres, à Washington, à Cuba, un peu partout finalement. On voit bien dans ses agendas, son journal quotidien ou sa correspondance qu’il sollicitait des rendez-vous précis, des séries de rendez-vous, afin de profiter de l’occasion pour réaliser des portraits de certaines des personnes les plus influentes de l’époque.
Je pense qu’il était particulièrement fasciné par le pouvoir; on le perçoit bien dans son autobiographie. Il souhaitait particulièrement capturer l'impression de puissance que ces personnes dégageaient. Il recherchait les politiciens, les musiciens, les artistes, les écrivains, les danseurs. Il s’intéressait à ces sujets et il recherchait ce genre de personnalités. Il était attiré par elles… mais c’était aussi son gagne-pain, n’est-ce pas? Il ne faut pas l’oublier. Il savait que s’il parvenait à convaincre Pablo Casals de se laisser photographier, il pourrait vendre cette photo à bon nombre de magazines un peu partout dans le monde et en tirer un revenu. C’était en bonne partie comme cela qu’il fonctionnait. Bien entendu, quand il a commencé, il a d’abord fait des photos de passeport et des photos de mariage; toutes les choses ordinaires que les photographes débutants doivent faire pour gagner leur vie. Après un certain temps, de toute évidence, il n’avait plus besoin de faire ce genre de travail.
L’an dernier, il nous est arrivé quelque chose de très intéressant. Un chercheur m’a contactée parce qu’il préparait une thèse sur Ray Bradbury, l’auteur de science-fiction, et Kurt Vonnegut, le moderniste, disons. Je lui ai demandé pourquoi il écrivait à propos de ces deux personnalités. Il m’a répondu que cela l’intéressait, tout simplement; mais là où cela devient vraiment intéressant, c’est quand il a ajouté : « Je vous appelle parce que j’ai entendu parler d’une photographie que Karsh a prise de Bradbury et Vonnegut ensemble ».
AA : Ensemble.
JD : Je ne connaissais pas cette photo, mais j’ai cherché… et je l’ai trouvée. J’ai voulu en savoir plus, je voulais comprendre. Finalement, il s’avère que les deux auteurs étaient en même temps dans la même ville… et que Karsh y était aussi. C’est probablement à New York qu’il a fait ce portrait. En fait, ils avaient tous les deux un rendez-vous avec Karsh, l’un après l’autre. Quand Ray Bradbury est arrivé pour son rendez-vous et qu’il a compris que Kurt Vonnegut était le suivant, il a mentionné à Karsh qu’il souhaitait être photographié avec Vonnegut. Nous avons donc aujourd’hui un bel ensemble de photographies de ces deux géants de la littérature américaine, des photos réalisées dans le studio de Karsh. Cette petite anecdote nous permet de réaliser à quel point les carnets de rendez-vous de Karsh sont remplis de célébrités. C’est stupéfiant.
AA : Et nous avons ces photos.
JD : Oui, nous avons ces photos.
AA : Fantastique!
JD : En effet… et nous avons aussi sa correspondance. Nous avons sa correspondance avec Marshall McLuhan, laquelle est plutôt amusante. Il n’y en a pas beaucoup, mais Karsh dit souvent à McLuhan : « Mais je ne suis qu’un pauvre émigrant arménien inculte, je ne comprendrais rien à ce que vous raconterez ». Ce à quoi McLuhan répond fort courtoisement : « Mais bien sûr que si, vous comprendrez. C’est justement ce que vous faites; le médium c’est le message. » C’est à peu près cela, je ne fais que paraphraser.
AA : Bien entendu.
JD : Mais c’est ce genre de correspondance qu’ils échangeaient. C’est fascinant de le découvrir.
AA : Il doit y avoir des systèmes assez perfectionnés pour conserver les photos dont on parle, surtout les photos fragiles et les pièces uniques. Quels types d’installations avons-nous à Bibliothèque et Archives Canada pour préserver ces photos rares?
JD : Bibliothèque et Archives Canada possède deux installations bien adaptées à l’entreposage des photographies. La première est le Centre de préservation de Bibliothèque et Archives Canada, situé à Gatineau; il y a plusieurs chambres fortes au CP, comme on l’appelle entre nous, qui sont spécialement conçues pour l’entreposage des photographies.
AA : Je pense toujours à la chambre froide où il faut mettre un manteau d’hiver pour y entrer.
JD : C’est vrai. Nous ne sommes pas autorisés à y entrer.
AA : Non.
JD : En fait, il y a deux chambres froides réservées aux photographies couleur et aux films cinématographiques en couleur. C’est parce que certaines couleurs ont tendance à s’affadir ou à se modifier au fil du temps.
AA : À jaunir, par exemple.
JD : Oui, on a constaté que certaines couleurs virent au jaune ou au rouge avec le temps, parce que les composés chimiques se modifient. Nous savons que ces modifications peuvent être stoppées si la température est suffisamment basse.
AA : Donc, si certaines de nos photos de famille commencent à virer au jaune par exemple, on pourrait arrêter le processus en les plaçant dans un endroit très froid.
JD : Oui, ça pourrait marcher.
AA : Au moins, les stabiliser.
JD : Oui, on pourrait ralentir un peu le processus. Il y a aussi un enjeu d’humidité.
AA : D’accord, je vois.
JD : C’est un peu plus compliqué que ça en a l’air. Il faut savoir que nos chambres fortes sont maintenues à moins 18 degrés Celsius environ, alors vous pouvez imaginer que si vous y placez une photographie qui arrive d’un environnement de plus 20 degrés Celsius, l’humidité va probablement se cristalliser et la photo va se couvrir de cristaux de glace.
AA : Oui, c’est vrai.
JD : Alors, nous avons toute une série de réfrigérateurs où nous déposons nos photos pendant 24 heures, afin de les refroidir progressivement jusqu’à moins 18 degrés. Elles sont ensuite retirées de ce frigo par une autre porte et transférées dans la chambre forte. Lorsque quelqu’un demande à voir ces photos, disons un chercheur, il faut refaire le processus dans l’autre sens.
AA : Très intéressant.
JD : Oui. Nous avons aussi notre nouvel entrepôt de conservation pour le nitrate [son nom officiel est l’Installation pour la préservation de documents à base de cellulose de nitrate]. C’est un endroit fascinant. Nous avons besoin d’un tel équipement parce que le nitrate, en fait les pellicules à base de cellulose de nitrate, ont tendance à se dégrader chimiquement à mesure que le temps passe. Ce type de pellicule photographique a connu une très grande popularité autrefois; c’est le premier support de pellicule qui a été utilisé après les plaques de verre, quand celles-ci ont été remplacées par de la pellicule. On l’a utilisé à partir du début des années 1880 jusqu’aux années 1950. Alors, vous pouvez imaginer qu’une très grande partie de notre patrimoine historique canadien pourrait disparaître. Ce qui se passe, c’est qu’à la température ambiante, le nitrate libère des gaz et l’image se dégrade. C’est pas mal dégoûtant : la pellicule se couvre de bulles, elle vire au jaune et dégage une odeur de vieux bas sale.
AA : Pas fameux.
JD : Oui, c’est clair qu’il y a un problème. Notre installation conserve le nitrate à la température idéale pour qu’il reste stable. Là aussi, il faut retirer les négatifs et les réchauffer lentement avant de les remettre aux chercheurs. L’autre problème avec le nitrate, c’est justement les gaz qu’il émet. Nous ne voulons pas que les gens en respirent tout le temps. Ces gaz sont combustibles et quand le nitrate commence à brûler, il produit son propre oxygène, il est donc presque impossible à éteindre. Notre installation a été spécialement construite pour réduire les risques de feu ou de combustion spontanée, ce qui n’est jamais vraiment arrivé avec des photos au nitrate, mais qui est arrivé avec de la pellicule cinématographique au nitrate. L’installation est spécialement conçue pour contrôler ces situations et en réduire la gravité, si un incident se produisait.
AA : C’est ultra spécialisé.
JD : C’est une installation extrêmement sophistiquée. Si jamais on y offre des tours guidés, je vais encourager les gens à venir la visiter, parce que c’est fascinant de voir comment elle a été construite avec toutes ces caractéristiques en tête.
AA : Eh bien merci, Jill, d’avoir été là ce matin pour nous.
JD : Merci à vous, c’était très agréable.
AA : Pour en apprendre davantage sur la collection photographique de Bibliothèque et Archives Canada, je vous invite à consulter notre site Web à www.bac-lac.gc.ca.
Dans notre page d’accueil, choisissez le menu déroulant « Découvrez la collection » et cliquez sur « Photographie ». Vous serez dirigé vers une page où vous trouverez de multiples ressources concernant la photographie, incluant un lien vers le Musée du portrait du Canada. De plus, ne manquez pas notre blogue à l’adresse ledecoublogue.com; vous y découvrirez comment repérer du matériel photographique partout dans nos collections.
Merci d’avoir été des nôtres. Ici Angèle Alain, votre animatrice − vous écoutiez Découvrez Bibliothèque et Archives Canada − votre fenêtre sur l’histoire, la littérature et la culture canadiennes. Je remercie notre invitée d’aujourd’hui, Jill Delaney.
Pour plus d’information sur nos balados, ou si vous avez des questions, des commentaires ou des suggestions, veuillez consulter notre site Web à www.bac-lac.gc.ca/balados.