La Bolduc : la reine de la chanson folklorique canadienne

A black-and-white portrait of Mary Travers Bolduc

Dans cet épisode, Rachel Chiasson-Taylor, archiviste et historienne de la musique à Bibliothèque et Archives Canada, nous parle de Mary Travers Bolduc, cette ménagère québécoise devenue reine de la chanson folklorique canadienne. Vous y apprendrez comment La Bolduc s’est inspirée de ses racines pour bâtir sa carrière (qui était un simple gagne‑pain au départ) et entrer dans la légende.

Durée : 41:07

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Date de publication : 21 avril 2016

  • Transcription d'épisode 28

    Jessica Ouvrard : Bienvenue à « Découvrez Bibliothèque et Archives Canada : votre histoire, votre patrimoine documentaire ». Ici Jessica Ouvrard, votre animatrice. Joignez-vous à nous pour découvrir les trésors que recèlent nos collections, pour en savoir plus sur nos nombreux services et pour rencontrer les gens qui acquièrent, protègent et font connaître le patrimoine documentaire du Canada.

    Dans cet épisode, nous allons parler de Mary Travers Bolduc. Son histoire ressemble à un conte de fées : celui d’une ménagère québécoise pauvre et inconnue, propulsée au sommet des palmarès dans l’industrie du disque des années 1930. Cette femme ordinaire aux valeurs traditionnelles est devenue l’un des plus grands symboles de son temps dans le monde de la musique, et la porte-parole de tout un peuple, d’où son surnom de reine de la chanson folklorique canadienne.
    Pour voir des images liées à cette émission, vous pouvez regarder notre album sur Flickr tout en nous écoutant. Allez à bac-lac.gc.ca/balados.

    Nous rencontrons aujourd’hui Rachelle Chiasson-Taylor, archiviste et historienne de la musique à Bibliothèque et Archives Canada. Nous parlerons de la vie de La Bolduc, de ses influences, de sa carrière (un simple gagne-pain au début) et de la façon dont elle s’est inspirée de ses racines pour finalement entrer dans la légende.

    Bonjour Rachelle. Merci d’être des nôtres aujourd’hui.

    Rachelle Chiasson-Taylor : Ça me fait plaisir.

    JO : Donc, Mary Travers est considérée comme la première chansonnière québécoise. Pourriez-vous expliquer qu’est-ce que ça veut dire?

    RCT : Ça veut dire plusieurs choses. En fait, quand j’ai réfléchi à la carrière et à l’œuvre de La Bolduc, il fallait vraiment prendre en compte qu’il faut la considérer sous plusieurs angles. Mais quand on parle de la première chansonnière du Québec, on peut aussi parler de la première chansonnière peut-être au Canada! Il s’agit vraiment d’une pionnière, dans le sens d’une pionnière. C’était vraiment la première femme québécoise à gagner sa vie en tant que chanteuse, auteure, compositrice et interprète de la chanson au Québec. Mais au-dessus de tout cela, il y a le fait qu’on l’appelait aussi la reine…

    JO : Ha ha!

    RCT : … des chansonnières, parce qu’elle était vraiment la vedette la plus populaire de la fin des années 20 et durant la décennie des années 30, 1930, c’est sûr. Une personne ordinaire, aussi, qui est devenue une porte-parole musicale de son temps – et c’est époustouflant, sa production : au-delà de 300 chansons, une discographie au-delà de 90 disques. Aujourd’hui même, c’est une production qui est très considérable…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Donc pour toutes ces raisons, il faut vraiment l’appréhender comme une très grande chanteuse, une très grande figure sociale ­– la reine de la chanson québécoise jusqu’à nos jours, et aussi, en fait la première; une pionnière.

    JO : Donc qui était Mary Travers avant de devenir La Bolduc? D’où vient-elle?

    RCT : D’où vient-elle, c’est ça. Bien, elle est née Mary Rose Anna Travers ­(c’est un nom anglophone) le 4 juin 1894 à Newport, en Gaspésie. Il faut dire que 1894, c’était une année de famine. Alors ça explique un petit peu, là, la grande pauvreté de la famille Travers. Elle est née des deuxièmes noces d’un père irlandais et d’une mère canadienne-française du nom de Cyr.

    Donc, elle est née dans ce petit village de la Gaspésie. Ses origines sont très humbles. Elle avait une grande capacité physique, aussi; il faut le dire, c’était l’époque où on aidait les parents à survivre…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … et elle aidait son père, qui était bûcheron. Elle se promenait dans les bois avec lui.

    JO : Ok.

    RCT : Et de là, on pense qu’elle a acquis un grand sens de l’observation, qu’elle a utilisé avec ses paroles…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … dans ses chansons. C’est fascinant.

    JO : Oui. Est-ce qu’elle a suivi une formation musicale formelle?

    RCT : Alors là, pas du tout!

    JO : Pas du tout.

    RCT : Il faut vraiment occulter toute idée de formation musicale dans le sens, euh…

    JO : Traditionnel.

    RCT : Traditionnel.

    JO : De professeurs…

    RCT : C’est ça, classique, et tout ça. Le village de Newport, en Gaspésie ­– un village très isolé, vraiment de toutes les tendances musicales… Alors elle apprend, avec qui elle apprend? Avec son père, au sein de la famille, uniquement des instruments traditionnels : le violon, l’accordéon, l’harmonica, les cuillères…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … la guimbarde, et puis ce qu’on jouait dans le, au sein de la famille. C’était une grande famille, d’ailleurs.

    JO : Combien d’enfants?

    RCT : Bien, il y avait six enfants des premières noces…

    JO : Ok.

    RCT : … et, je crois, cinq enfants des deuxièmes noces. Donc, on était près de la douzaine, là.

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Et puis c’étaient des airs, des danses, des gigues, des reels

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Comme on dit, c’était de mémoire, à l’oreille; c’est une tradition orale, même pas de
    piano…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Il n’y a pas de tourne-disque, pas de musique en feuille, alors tout ça c’était un processus ­– processus, c’est un bien grand mot! Ce que je veux dire, c’est…

    JO : C’est une acquisition de la musique de manière plus organique, plus…

    RCT : C’est ça, presque par osmose; et puis c’est évident, quand même, parce que dès l’âge de 12 ans, elle jouait dans les grandes occasions du village, et elle était considérée comme un enfant prodige. Elle avait évidemment beaucoup, beaucoup de talent naturel.

    JO : Ok. Donc, comment commence sa carrière sur la scène?

    RCT : Sa carrière commence vraiment à Montréal, ça c’est sûr. Il faut savoir qu’elle est déménagée à Montréal à l’âge de seulement 13 ans. C’est dur, hein, de penser à ça. Aujourd’hui, 13 ans, c’est un enfant…

    JO : Un enfant, oui oui oui.

    RCT : Mais à 13 ans – à cause, justement, des conditions économiques très difficiles ­–, elle s’est expatriée pour ainsi dire en ville, à la grande ville. Elle est devenue une bonne, à 13 ans, dans une famille bourgeoise d’Outremont; et elle était là pour travailler, pour gagner un peu d’argent pour envoyer, justement…

    JO : … à la maison.

    RCT : À la maison. Alors c’est ça. Alors, étant à Montréal, elle a l’occasion plutôt de faire des rencontres via, en fait, le culte ­– via l’église, les soirées organisées…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … les communautés. Et puis à ce moment-là, elle commence à jouer encore, à faire de la musique au sein de ces occasions-là, de ces rencontres-là; et d’ailleurs, c’est là qu’elle a rencontré le frère de son futur mari Édouard Bolduc.

    JO : Ok.

    RCT : C’est pour ça qu’on l’appelle La Bolduc, parce qu’elle a pris son nom. (Mais en tout cas, ça c’est un petit peu plus loin.) Mais lors de ces soirées, elle a l’occasion de se faire un peu remarquer; mais ce n’est pas encore à ce moment-là que les choses vont démarrer, mais c’est là qu’elle rencontre Édouard Bolduc, avec qui elle se marie à 17 ans.

    JO : 17 ans?

    RCT : 17 ans, oui. Elle s’est mariée, a eu deux enfants pas mal vite (c’est-à-dire avant vraiment la jeune vingtaine), et puis la famille s’est expatriée en Nouvelle-Angleterre, comme faisaient beaucoup de familles…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … pour tenter de gagner un peu d’argent, mais ça n’a pas fonctionné. Ils sont revenus à Montréal, de leur exil, en 1922. Et c’est vraiment un peu en désespoir de cause qu’elle a commencé à vraiment se produire; et on l’a remarquée – c’est comme le, comme le fameux… En anglais on dit «  the break » … [NDR : Elle a percé.]

    JO : Oui oui.

    RCT : C’est vraiment, c’est… L’occasion s’est présentée. On l’a remarquée parce qu’elle a remplacé un musicien…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … qui gagnait plus sa vie, et c’est lors justement d’une soirée, dans les soirées du bon vieux temps, qui étaient semi-commerciales ­­– en contexte, disons que ce n’était pas la grande fortune pour les musiciens – mais c’étaient des soirées traditionnelles, à Montréal, qui étaient organisées d’une façon assez rationnelle, là. Puis il y a des gens qui allaient aux concerts, et c’était comme un mélange de vaudeville, de comédies et de chansons.

    Alors bon, elle s’est… justement, elle a remplacé un musicien – un des chanteurs dans toute cette, ce genre de spectacle – et on l’a remarquée. Elle était meilleure que l’autre musicien [petit rire], probablement. Et à partir de ce moment-là, on l’a réengagée parce qu’on voyait bien qu’elle était, qu’elle faisait rentrer les gens…

    JO : … le public…

    RCT : … le public, et on voulait la voir de plus en plus. Et on parlait justement de madame Édouard Bolduc – c’était ça, on l’appelait madame Édouard Bolduc, on voulait entendre madame Édouard Bolduc sur scène. Alors c’est pour ça que c’est comme… ça a fait boule de neige, quoi.

    JO : Oui oui. Puis quel genre de musique l’influence? Et qui sont les musiciens qui lui servent d’inspiration dans son travail?

    RCT : Moi je vous dirais, en tant que musicologue, qu’il y a ici un phénomène ­– véritable phénomène ­–, puis on peut difficilement parler d’influence musicale formelle chez La Bolduc.

    Elle est plutôt inspirée, c’est sûr, par sa culture familiale, traditionnelle, folklorique dans son village, son assimilation, son grand talent. Mais ce ne sont pas vraiment des influences; c’est plutôt des inspirations dont on doit parler quand on parle de La Bolduc, de son ­– des influences qu’elle a, qui ont eu lieu sur elle.

    Elle s’est plutôt inspirée de certains éléments, comme le spectacle varié, qui incorpore les comédiens et le vaudeville. Et c’était vraiment des concepts de spectacles qui étaient, je crois, novateurs; et elle forme une équipe de vaudeville elle-même, après. Et vaudeville et folklore, c’est quand même une combinaison assez, euh, un métissage…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … intéressant. Et on parle ici de Jean Grimaldi, on parle d’Armand Lacroix (comédien qui s’appelait Boniface), et ils partent en tournée. Vraiment, je dois résumer peut-être en disant qu’il s’agissait d’une profonde créativité, originale dans son approche. La puissance des mots l’inspire –­ les mots ordinaires, et les traditions orales optimisées, je dirais, par le spectacle. Et puis à noter, encore, la résilience et la créativité des femmes dans ce contexte.

    JO : Que fait-elle de différent des autres chanteurs et interprètes de l’époque?

    RCT : Oui, c’est une excellente question. Parce que qu’est-ce qui la distingue, en fait…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Pourquoi a-t-on affaire à un phénomène aussi original? Bien, elle a fait ce que d’autres ne faisaient pas; et c’est venu probablement de l’intérieur d’elle-même, de sa propre créativité. Elle commence à lire des articles de journaux comme source d’inspiration. Voilà qui n’est pas idéaliste; voilà qui n’est pas, disons, élitiste – ce sont, c’est de la réalité du jour dont elle s’inspire.

    Et elle compose beaucoup elle-même. Ça, c’est quand même – ce n’est pas juste une interprète; elle compose beaucoup, elle a une grande productivité. Ça, c’est le signe vraiment d’un esprit créateur. Vous savez, les créateurs, ils ne peuvent pas s’empêcher de produire…

    JO : Oui oui oui, c’est débordant.

    RCT : C’est ça.

    JO : Ça explose.

    RCT : C’est ça. Alors malgré le manque de formation, les origines humbles, c’est une force créatrice qui dénote vraiment un grand talent. Elle n’avait presque pas le choix de faire autre chose, parce que c’était elle. Alors ça la distingue beaucoup. Elle cherche à mieux rejoindre son public; elle avait ce sens du public, et ça, ça vient de sa générosité, je crois; de sa générosité comme personne…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Une grande personne. Et ses paroles aussi parlent aux gens, de la réalité et de la société dans laquelle tous – presque tous – vivaient, à part l’élite, c’est sûr. Alors il ne s’agit pas ici de pur divertissement…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : C’est ça qui la distingue.

    JO : Ça parle vraiment des problèmes que les gens avaient au jour le jour.

    RCT : Oui, et auxquels ils pouvaient s’identifier. C’est vraiment… On ne parle pas maintenant d’un idéalisme, bon; ce n’est pas, disons, de l’évasion…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Quand on parle, on parle d’autre chose qui est beaucoup plus près des gens.

    JO : Terre à terre.

    RCT : Oui, et ça c’était novateur.

    JO : Oui. Pourquoi le public est si emporté par La Bolduc? Ça fait partie de ça? C’est la même connexion?

    RCT : Oui, ça fait partie de la même question et… Mais je pense que j’aimerais citer un biographe. Il y a eu plusieurs biographes de La Bolduc, parce qu’on l’étudie aussi comme phénomène social [petit rire].

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Et ce biographe, qui s’appelle David Lonergan, avait écrit – et je trouve très beau ce qu’il dit, alors je cite : « Elle devient l’idole de tous les démunis, de toutes les victimes de la crise, de tous ceux qui triment dur dans les usines, pour des salaires de famine, de toutes celles qui élèvent une trâlée d’enfants dans des conditions misérables. » Voilà qui est vraiment – qui résume la raison de sa popularité fulgurante.

    JO : Oui.

    RCT : Oui.

    JO : Devient-elle célèbre à l’extérieur de Montréal et la province, ou est-ce purement régional?

    RCT : Non, ce n’est pas purement régional : oui, sa célébrité grandit – surtout après la fin des années 20, dans les années 30. En 1930, elle en est à son troisième disque, alors je veux faire entrer la notion de la discographie, parce que c’est ça aussi qui la distingue. À partir du moment où son troisième disque a commencé à se vendre beaucoup – on parle ici de 10 000 disques vendus en un mois; c’est très très très fort, ça!

    JO : Oui oui oui, considérant que les gens n’avaient pas tellement d’argent, n’avaient pas d’argent, n’avaient pas de tourne-disque, n’avaient pas…

    RCT : Alors quand on parle de frontières, il y a la frontière physique. Elle faisait des tournées. Elle a commencé à faire des tournées avec sa troupe, qu’elle avait constituée avec des comédiens, avec ce genre de spectacles hybrides là; et elle faisait quand même des spectacles partout au Québec, en Ontario et en Nouvelle-Angleterre. Ça reste quand même, disons, un paramètre; mais ça, c’est purement la tournée en direct.

    Mais par le disque, elle transcende toutes les frontières, c’est certain! Et on parle ici, à partir du moment où son premier succès – son troisième disque, avec notamment les chansons très connues La cuisinière et Johnny Monfarleau ­– on les connaît, on sait même aujourd’hui…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : On connaît ces titres. Les gens faisaient la file devant Archambault, sur la rue Sainte-Catherine, pour avoir son disque. À partir de ce moment-là, elle avait quand même l’instinct, l’instinct des affaires, et elle s’est dit : je veux faire un disque par mois. Donc voilà qui aide à la diffusion…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : …. de son art, forcément. Alors elle propose des airs dans sa cuisine, des mélodies; et sa carrière monte vraiment d’une coche avec ses tournées de 1934 en Nouvelle-Angleterre, donc on ne commence vraiment pas… on ne commence pas juste, c’est vraiment, elle est dans le plus fort.

    JO : Elle est établie.

    RCT : Elle est établie et elle fait de l’argent, aussi.

    JO : Comment évolue sa carrière? Quelles sont les prochaines étapes?

    RCT : Les prochaines étapes, c’est vraiment, en fait, une continuation de ses enregistrements sonores. On parle d’un total d’au-delà de 90 disques, donc on commence vraiment « un par mois »; mais il y a eu un hiatus où elle a fait plus de tournées. Alors on parle des tournées des années, euh, mi-… les années 1935, jusqu’à la fin de sa carrière.

    Mais vraiment, c’est lorsqu’elle constitue une troupe assez permanente, en 1936 – c’est l’époque de sa collaboration avec une troupe élargie, qui est constituée de plusieurs comédiens et chanteurs, dont Olivier Guimond, qui fait partie de sa troupe. Il faut dire aussi qu’elle chante avec Ovila Légaré; ce sont des noms, de très grands noms. Il y a aussi la compagnie de disques Star qui est très diffusée, qui est très commercialisée.

    Alors ce sont des étapes successives de succès, et qui coïncident avec une plus grande
    production de disques; et plus de tournées avec une troupe qui est constituée, et qui est vraiment bien huilée, là. Alors c’est vraiment : on est sur la route. C’est comme les rocks stars d’aujourd’hui : on est sans arrêt sur la route.

    JO : Quelle est l’influence de La Bolduc sur les musiciens qui viennent après?

    RCT : Oui, c’est une intéressante particularité. C’est certain qu’elle a une grande influence, mais comme j’ai déjà évoqué, c’est une influence musicale, mais une influence de présence sociale dans le message. Donc il faut savoir aussi – je voulais un peu retourner en arrière, parce que ses chansons, qui sont extrêmement d’actualité, pouvaient heurter aussi.

    Ce ne sont pas toutes ses chansons qui étaient diffusées à la radio, alors ce sont des
    phénomènes qui sont récupérés par des artistes d’aujourd’hui qui admirent ce… ­– en fait, il faut admirer ce courage. Alors cette influence globale, on peut vraiment, oui, en parler d’une façon très, très assurée – sur plusieurs artistes aujourd’hui. On peut parler de, mon dieu, André Gagnon, Dominique Michel, Marthe Fleurant, Lise Lemieux, Denyse Émond, Ti-Gus et Ti-Mousse, qui sont des personnages dans ses chansons…

    RCT : Oui oui oui.

    RCT : Angèle Arsenault ­– j’en passe –, La Bottine souriante…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : … les groupes traditionnels. Et on parle aussi de la turlute, qu’elle a incarnée. Alors ça, on n’en a pas parlé encore, mais c’est un – c’est une forme d’expression. Si vous voulez, je peux en parler un petit peu plus; mais on a juste à penser à Gilles Vigneault, avec son « tam ti delam » : son influence est, disons, très très très large. Et il reste cependant dans… plus dans le domaine du folklore québécois.

    JO : Est-ce que vous pourriez parler un peu plus de la turlute, justement?

    RCT : Oui! La turlute, c’est fascinant. Il y a certains qui disent que La Bolduc aurait peut-être inventé la turlute; ce n’est pas tout à fait vrai. Mais elle l’a incarnée et elle l’a rendue immensément populaire, parce qu’elle utilisait la turlute dans plusieurs de ses chansons – en fait, une grande proportion de ses chansons.

    La turlute, historiquement, c’est une – encore là, on voit les racines populaires ­– c’est une technique de la voix, c’est une technique de succession de syllabes comme « tam ti delam tam ti dela dité dela ditam »…

    JO : Oui oui oui oui.

    RCT : Comme ça. Alors voilà, et c’était historiquement le propre des peuples opprimés, auxquels on avait enlevé les instruments, les violons par exemple…

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Alors c’était en remplacement des instruments. C’est pour remplacer, par exemple, les violons qu’on leur avait enlevés. Pourquoi on enlevait les instruments de musique aux peuples?
    Par exemple, les Acadiens – on leur enlevait leurs violons parce que c’était un instrument qui leur permettait une certaine résilience identitaire. Voilà. Avec la perpétuité, la pérennité de leur musique, la perpétuité de la culture – donc si on enlevait les instruments, on pouvait peut-être porter atteinte au tissu social qu’on avait conquis.

    Voilà, tout ça pour dire que la turlute existait chez les Acadiens, dont elle ­– chez les Irlandais aussi – dont son père était descendant. Alors, je pense que c’est un phénomène ethnomusical, quoi.

    JO : Oui. Et puis, est-ce que c’est le style de musique que La Bolduc joue, ou si c’est sa présence qui la rend tellement unique?

    RCT : Je dirais que c’est les deux. En fait, La Bolduc, c’est une grande, grande originale. Sa formation n’a pas été classique. Elle a toujours, disons, assimilé et intégré son savoir musical, qui était très instinctif. Et elle s’en est servi comme outil, je crois, pour le vrai message qu’elle voulait passer et qui était un message social – un message d’entraide, un message d’encouragement dans la misère, parce qu’on était aux prises avec…

    JO : C’est la dépression, c’est la…

    RCT : C’est la crise économique.

    JO : Oui oui oui.

    RCT : Alors – mais ce qu’on a remarqué, pour revenir à votre question ­– ce qu’on a remarqué, c’était le contenu, c’était l’humour, c’était la facilité, et la… la simplicité directe avec laquelle elle présentait son message. Et puis en plus – c’est difficile à dire parce qu’on n’a pas de filmographie, on n’a pas d’images – on a des photos, mais on n’a pas de, on n’a pas capturé ses prestations. Mais c’est certain qu’elle devait avoir un charisme, une présence sur scène extraordinaires.

    JO : Oui.

    RCT : Oui.

    JO : Est-ce vous pourriez parler un peu de la vie personnelle de La Bolduc?

    RCT : Oui, sans trop spéculer, c’est sûr, puisque la documentation, elle est vraiment – elle nous vient en fait du témoignage, et puis de l’histoire orale – les personnes qui l’ont connue, des biographes qui ont déduit des choses, c’est sûr. 

    Mais il faut dire que pour La Bolduc (et ça, c’est vraiment fidèle à son patrimoine culturel), la famille, et la grande famille, étaient primordiales. Ce n’est pas pour rien que ses succès, ses plus grands succès, avaient leur origine dans la cuisine. En fait, un de ses grands tubes c’est La cuisinière, et elle y dit – elle composait dans sa cuisine. Alors on pourrait dire « Aujourd’hui, c’est un peu rétrograde, la femme dans la cuisine », mais en fait, c’est un triomphe, plutôt, qu’il faut y voir.

    Elle a eu quatre enfants. Sa fille aînée, Denise, l’a accompagnée au piano. Parce que vous savez, madame Bolduc elle-même n’a pas grandi avec un piano. Elle était trop pauvre, ils étaient trop pauvres; c’étaient les autres instruments. Mais sa fille Denise a pu apprendre le piano grâce, justement, à la prospérité que lui apportaient les activités de sa mère. Et elle a pu y gagner sa vie; elle a accompagné sa mère en tournée.

    Ses autres enfants se sont produits avec elle sur scène tout au long de sa carrière alors que c’était possible – quand c’était possible, elle impliquait beaucoup la famille. C’était elle, aussi, le gagne-pain. Son mari a été malade et il n’a pas pu travailler; donc le gagne-pain, c’était elle.

    Et vraiment, on a le sentiment d’un dévouement pour ses proches. Et ça aussi, ça recoupe beaucoup avec la générosité de son message. « Découragez-vous pas, découragez-vous pas ça va venir, découragez-vous pas! » C’est le message d’une de ses chansons; c’est le titre d’une chanson, et ça s’applique beaucoup à sa situation personnelle. Et je pense que c’était une source d’inspir­­ – la famille était pour elle une source d’inspiration. À part cela, elle avait une, disons, un… un physique très fort. Elle était quasiment bûcheronne avec sa…

    JO : Son père.

    RCT : Son père. Elle avait cette force physique, cette force psychologique… Et on sent aussi, à cause – personnellement, ça, c’est une déduction vraiment pure de ma part, mais je dirais que le fait qu’elle puise presque uniquement à l’intérieur d’elle-même pour pouvoir extérioriser et accomplir un si grand succès, ça démontre vraiment une… une force d’esprit sans équivoque. Une femme forte, admirable, et qui n’avait quasiment pas de, enfin, de doute sur ce qu’elle pouvait faire ­– une femme qui s’est vraiment assumée, telle qu’elle était. Alors…

    JO : À une époque où les femmes ne se produisaient pas nécessairement sur scène, ou, euh…

    RCT : Exactement. Et je ne crois pas que ce soit nécessairement, juste par ambition : c’était vraiment elle. On sent que c’était naturel, et que c’était vraiment sa qualité d’être qui a pu s’exprimer, paradoxalement, au milieu d’une crise…

    JO : … économique.

    RCT : Économique. Ça c’est vraiment – est-ce que c’était paradoxalement quelque chose qui l’a… qui l’a vraiment inspirée? Oui, il y a des gens qui sont inspirés par l’adversité, qui disent « Ça va mal? Ben on ne se décourage pas, on va continuer! » C’est ça le message, et c’est un message aussi, je crois, qui peut être approprié par les populations qui sont vraiment opprimées. C’est un message extrêmement fort de résilience ­– encore ce mot! [petit rire]

    JO : Après une carrière de 10 ans, La Bolduc est encore un nom très familier au Québec. Mais 70 ans plus tard, comment sa musique a-t-elle survécu?

    RCT : C’est une très bonne question aussi, et je crois pouvoir dire enfin avec – pas juste croire pouvoir dire : je dis avec certitude que Bibliothèque et Archives a eu beaucoup à voir dans la pérennité de son patrimoine musical.

    C’est sûr que la mémoire collective de ces temps-là, elle est très forte chez nos grands-parents
    et chez leurs parents. Et c’est sûr que la crise économique a beaucoup beaucoup soulevé cette – c’est vraiment un grand soulèvement social, dont on parle encore et qu’on associe avec le message de La Bolduc : un message de résilience. Donc c’est la figure qui a aidé les gens à passer au travers, comme on dit.

    Mais il faut savoir que son patrimoine discographique n’a pas été très bien préservé – qu’il a fallu faire beaucoup de recherches pour le récupérer et pour lui conférer un certain… une cohésion, un contrôle; avoir un contrôle intellectuel, comme on dit en archivistique, sur sa discographie, qui est vraiment très considérable.

    En termes de disques originaux, authentiques, faits par les compagnies Star, et qui étaient – où elle était à contrat, c’est vraiment Bibliothèque et Archives Canada qui possède la collection. Et vraiment, aussi, Bibliothèque et Archives Canada a eu un grand rôle dans la constitution, dans la cohésion et dans la collecte de ses enregistrements originaux, qui sont consignés au site que nous avons et qui s’intitule le Gramophone virtuel. Il y a une grande, une bonne biographie de La Bolduc sur ce site, et tous ses enregistrements y sont consignés, et plusieurs sont contextualisés; et c’est un outil – c’est le meilleur outil, quoi.

    Il y a certainement des sites dédiés à La Bolduc : il y a du YouTube – il y a tout ce qu’il faut là –, il y a un film, il y a… Mais c’est vraiment Bibliothèque et Archives Canada qui a accompli le travail et les recherches, pour le compte de Bibliothèque et Archives Canada, de Robert Therrien et de la constitution du Gramophone virtuel, qui demeure la ressource numéro un internationalement pour ce répertoire-là – pour le répertoire de La Bolduc, entre autres, et pour le disque, les enregistrements sonores patrimoniaux.

    JO : Est-ce qu’on peut entendre son influence dans la musique contemporaine québécoise, vous pensez?

    RCT : Oui oui oui, certainement! L’usage, il y a eu assez récemment – disons dans les années 90 jusqu’à nos jours ­– une préoccupation avec le patrimoine québécois folklorique, puis on a vu l’essor des groupes comme La Bottine souriante, et les groupes aussi, qui sont devenus un peu, comment on dit… « électro-folklorico-pop », aussi.

    JO : Oui oui oui! [petit rire]

    RCT : Et vraiment, La Bolduc est toujours jouée. Son répertoire est repris, et son style musical inspire toujours. Alors c’est devenu très contemporain. Et c’est sûr aussi qu’on peut parler de tous ceux qui font du folklore comme, professionnellement maintenant; et c’est relié à l’identité, hein, toujours, la musique folklorique. C’est identitaire; on parle d’une résilience.

    J’utilise beaucoup ce mot-là, mais la musique est un outil de résilience. Donc plus on a une préoccupation identitaire, plus on va évoquer ces racines-là; donc il y a toute cette influence-là.
    Et elle est très inspirante, La Bolduc, parce que son œuvre était extrêmement considérable. Et il y a le côté que j’évoquais un petit peu – je pense qu’on ne devrait pas le négliger, ce côté-là : c’est le côté social, le message – c’est-à-dire la présence, la qualité du message quelle qu’il soit.

    Mais le fait que cette personne inspire parce qu’elle a réussi à passer un message, ça, ça inspire le créateur d’aujourd’hui pour imiter ou pour prendre l’essence de cette… de cette force créatrice là. C’est inspirant. C’est inspirant pour tout musicien, en fait.

    JO : Pour en savoir plus sur La Bolduc et sur la collection de musique de Bibliothèque et Archives Canada, visitez notre site Web au bac-lac.gc.ca. Sur notre page d’accueil, cliquez sur « Découvrez la collection », puis sur « Naviguez par thèmes ». Choisissez la rubrique « Musique, films, vidéos et enregistrements sonores ». Vous y trouverez des liens vers plusieurs ressources en ligne, dont la base de données du Gramophone virtuel.

    Merci d’avoir été des nôtres. Ici Jessica Ouvrard, votre animatrice. Vous écoutiez « Découvrez Bibliothèque et Archives Canada ‒ votre fenêtre sur l’histoire, la littérature et la culture canadiennes ». Je remercie notre invitée d’aujourd’hui, Rachelle Chiasson-Taylor.

    Pour plus d’information sur nos balados, ou si vous avez des questions, commentaires ou suggestions, visitez-nous à bac-lac.gc.ca/balados.

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