Transcription d'épisode 60
Ce balado comporte un langage et du contenu historiques qui pourraient choquer certains auditeurs, notamment en ce qui a trait aux termes employés pour désigner les groupes raciaux, ethniques ou culturels. Les items de notre collection, leur contenu et leur description reflètent leur époque et les points de vue de leurs créateurs.
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D'après Dan McCaffery, auteur et journaliste primé, le boxeur canadien Tommy Burns est l'un des meilleurs boxeurs livre pour livre de tous les temps. Du haut de ses 5 pi 7 po (1,70 m), Burns est le plus petit champion du monde des poids lourds de tous les temps, et le seul homme né au Canada à avoir remporté ce titre. Premier champion à parcourir le monde pour défendre son titre, il a fait mordre la poussière aux meilleurs boxeurs des États-Unis, d'Angleterre, d'Irlande, de France et d'Australie. Il a aussi été le premier champion poids lourd à défendre son titre contre un Afro-Américain, à une époque où la plupart des boxeurs ne franchissaient pas ce qu'on désignait comme la « ligne de la couleur ». Burns, qui a affronté des boxeurs noirs plus d'une demi-douzaine de fois avant de se mesurer au légendaire Jack Johnson, est reconnu comme le premier poids lourd blanc à avoir permis à un Noir de remporter le titre.
Dans cet épisode, nous sommes à Sarnia, en Ontario, pour discuter avec Dan McCaffery. Dan va nous raconter l'histoire de Tommy Burns, de ses débuts modestes à sa gloire durement acquise. Ce héros canadien n'a cessé de déjouer les pronostics jusqu'à devenir champion du monde.
[Citation de Tommy Burns]
« Je défendrai mon titre contre tous les prétendants, quels qu'ils soient — Blancs, Noirs, Mexicains, Amérindiens, et ainsi de suite. Je veux être le champion du monde entier, pas le champion des Blancs, des Canadiens ou des Américains. Si je ne suis pas le meilleur de tous les poids lourds, je ne veux pas de ce titre. »
JA : Ces mots ont été prononcés par Tommy Burns après sa victoire au championnat du monde de boxe dans la catégorie poids lourd.
Dan McCaffery (DM) : Je me présente, Dan McCaffery. Je suis né à Sarnia. J'ai 67 ans. J'ai travaillé pendant 20 ans au quotidien
The Sarnia Observer duquel, les 5 dernières années, j'étais rédacteur en chef.
Avant ça, j'ai travaillé pendant 15 ans à l'hebdomadaire
The Sarnia Gazette. J'ai étudié le journalisme au Collège Lambton, à Sarnia. Mon premier livre, publié en 1988, portait sur l'as de l'aviation Billy Bishop. Avec celui sur Tommy Burns, j'en ai publié neuf en tout.
JA : Dan a publié le seul livre consacré au boxeur canadien,
Tommy Burns: Canada's Unknown World Heavyweight Champion. Comme pour ses autres biographies et livres sur l'histoire canadienne, Dan a passé des années à enquêter sur le sujet, au cours desquelles il a eu une foule d'entretiens, entendu de nombreux témoignages et épluché les dossiers de Bibliothèque et Archives Canada.
Nous avons demandé à Dan ce qui l'a amené à s'intéresser à Tommy Burns.
DM : Je n'avais jamais entendu parler de lui quand j'étais journaliste sportif. J'étais un passionné de boxe, et pourtant j'ignorais complètement que le Canada comptait un champion du monde des poids lourds. Mais en 1974, Mohamed Ali est venu à Sarnia pour prononcer un discours à un souper de bienfaisance rassemblant des célébrités du monde du sport. Je lui ai demandé qui était son boxeur préféré, et il m'a répondu « Jack Johnson ». Je n'avais aucune idée de qui c'était. Je me suis donc renseigné, et j'ai découvert que c'était le premier Noir à devenir champion poids lourd, et qu'il avait remporté ce titre en affrontant un Canadien : Tommy Burns.
JA : Tommy Burns est né sous le nom de Noah Brusso. Dan nous parle de son enfance à Hanover, en Ontario.
DM : Il naît en 1881 dans une cabane en bois rond qui est en fait une cabane de pionnier datant des années 1850. C'est une toute petite maison de quatre pièces. Membre d'une famille de 13 enfants, il grandit dans la pauvreté. Son père est ébéniste et ne gagne pas bien sa vie. Tommy va souvent au lit le ventre vide. C'est une époque très dure : en 1900, l'espérance de vie au Canada est de 48 ans. Cinq des frères et sœurs de Noah meurent avant d'atteindre l'âge adulte. La vie n'est vraiment pas facile pour lui. Il va à l'école dans un petit bâtiment de deux pièces où il y a 1 enseignant pour 75 élèves. Les enseignants sont très sévères, sans doute par la force des choses.
Les enfants désobéissants sont souvent enfermés dans un placard. On ne tolérerait jamais ça aujourd'hui! Plus choquant encore : à 10 ans, Noah se bat contre un garçon de 12 ans pour tenter de remporter le championnat de l'école. Des centaines de personnes, dont de nombreux adultes qui font des paris, regardent les deux enfants s'affronter à mains nues jusqu'à ce que l'un d'eux s'effondre, inconscient. C'est une situation absolument scandaleuse, qu'on ne verrait jamais de nos jours.
[Citation de Tommy Burns tirée du livre de Dan McCaffery]
Narration : « Je n'oublierai jamais le jour où je me suis battu contre Sam Hill pour le championnat de l'école. On s'est affrontés après plusieurs rondes éliminatoires pour déterminer une bonne fois pour toutes qui était vraiment “le plus fort” de la petite école. Le jour tant attendu, on se retrouve enfin dans un grand terrain vague derrière l'école. Il y a au moins une centaine d'enfants, en plus des gens venus de la ville pour voir le spectacle, car la nouvelle s'est répandue. Chez les parieurs, Sam est le favori, puisqu'il est plus lourd que moi et que sa portée est un peu plus grande. Comme je ne souhaite pas me risquer à encaisser ses coups, je garde mes distances et je boxe, je danse et j'esquive. La foule en délire ondoie autour de nous. Je finis par recevoir de plein fouet un de ses coups, qui me met à terre. Après une longue pause, on reprend le combat. À ce stade, je suis capable d'anticiper ses mouvements. Ses coups ont perdu de leur force, donc je commence à boxer librement. C'est de plus en plus dur, mais on continue de se battre pendant environ une heure jusqu'à ce qu'il cède enfin. Trop fatigué pour se défendre correctement, il me laisse franchir sa garde et lui asséner un bon coup dans le plexus solaire. Le coup ne me paraît pas si fort, mais Sam me lance un étrange regard vitreux et s'écroule lentement, comme un ballon qui se dégonfle. À 10 ans, je deviens champion de l'école. »
JA : C'était une citation de Tommy Burns tirée du livre de Dan McCaffery.
JA : Le jeune Noah est enchanté de sa victoire et de sa nouvelle popularité. Champion de l'école, à 10 ans! Ses parents, par contre, ne sont pas ravis. Quand Sofia, la mère de Noah, entend parler du combat, elle retire son fils de l'école et le fait entrer comme finisseur dans une fabrique de meubles. Il n'ira plus jamais à l'école. Au cours des années suivantes, il travaille ici et là, entre autres comme nettoyeur de train de marchandises et empileur de bois d'œuvre, tout en continuant d'apprendre à lire et à écrire avec l'aide de sa mère. Au début de l'adolescence, Noah commence à se mettre dans le pétrin : il se bagarre en public et a des ennuis avec la police. C'est à cette époque qu'il découvre le sport, qui le sauvera peut-être d'une vie de délinquance.
Nous avons demandé à Dan si Noah était bon athlète quand il était jeune.
DM : C'était un athlète accompli. Il faisait de la crosse, du hockey et du patinage intensif. Selon ses dires, c'est grâce à la crosse et au hockey qu'il a musclé ses jambes. Il avait énormément de force dans les deux jambes, dont il se servait en tant que boxeur. Il était très rapide : il pouvait bondir vers l'avant, l'arrière, la gauche ou la droite pour se garantir des coups. D'après lui, tout ça grâce à ces deux sports.
JA : Après quelques années de petits boulots, de crosse, de hockey et de soccer dans les petites villes de l'Ontario, Noah atterrit à Sarnia, où il devient videur dans une taverne au bord de la rivière. Il n'y reste pas longtemps, puisqu'il décroche un emploi de bagagiste sur un bateau à vapeur qui relie Buffalo à Cleveland, dans la région des Grands Lacs. Un après-midi, pendant que le bateau est à quai à Detroit, Noah, alors âgé de 19 ans, se bagarre avec le steward. Il en sort vainqueur, après avoir fait tomber plusieurs fois son adversaire, pourtant plus costaud que lui. Résultat : il est renvoyé. Peu de temps après, il devient membre du
Detroit Athletic Club et rejoint l'équipe de crosse locale.
Dan nous raconte ce qui a mené Noah vers la boxe.
DM : Tout commence sur le navire de charge dont il est membre d'équipage, sur les Grands Lacs, quand il se fait renvoyer pour s'être battu contre un homme plus âgé.
Comme il est à Detroit à ce moment-là, c'est là qu'il s'installe. Un jour, il assiste à un match de boxe, et l'un des deux participants se tord la cheville en entrant dans le ring. On demande alors si un spectateur serait prêt à le remplacer. Les amis de Tommy savent qu'il fait beaucoup de sport, alors ils le poussent à se porter volontaire.
Fait intéressant : son adversaire est noir. À l'époque, c'est très rare de voir quelqu'un franchir la « ligne de la couleur » et combattre un boxeur noir, mais Burns ne se pose pas de question : il affronte un professionnel du nom de Fred Thornton, qui est d'ailleurs est originaire de Windsor, en Ontario. Même s'il est très bon, Tommy le met KO. C'est son tout premier combat.
JA : Le jeune Noah sort effectivement vainqueur, en assommant Freddie « Thunderbolt » Thornton au 5e round. Comme il remporte un montant d'argent, de 1,25 $, il devient ce jour-là boxeur professionnel.
Vous avez entendu Dan mentionner la « ligne de la couleur ». Nous lui avons demandé ce que c'était.
DM : Cette ligne était clairement tracée dans la presse. Les champions du monde poids lourds refusaient de combattre des boxeurs noirs. En gros, le champion du monde de boxe dans la catégorie poids lourd était le meilleur Blanc américain. Ce n'était que des Américains qui se battaient entre eux et qui déclaraient détenir ce titre. Le premier champion du monde de l'histoire récente, c'est-à-dire en boxe avec des gants modernes, s'appelait John L. Sullivan. Il a publié une annonce dans le journal qui disait : « Je me bats contre tous ceux qui le veulent, premier arrivé premier servi, du moment qu'ils sont blancs. Je n'affronte pas de Noirs. Ça n'est jamais arrivé et ça n'arrivera jamais. »
Pour les quatre champions suivants, même chose : tous ont tracé publiquement, dans les journaux, la ligne de la couleur. C'était le terme employé. Ils refusaient purement et simplement d'affronter des Noirs. Beaucoup d'entre eux avaient simplement peur de se retrouver devant un bon boxeur noir, mais tous étaient racistes, ça va de soi. La première chose que Tommy Burns a dite quand il est devenu champion? « Je ne tracerai aucune ligne de couleur, et je n'empêcherai aucun homme de m'affronter. » Il avait déjà combattu sept boxeurs noirs avant d'accéder au titre, ce qui était déjà très inhabituel.
Burns a été très critiqué pour ça. Il refusait de boycotter les boxeurs noirs, car il estimait que c'était de bons sportifs et qu'il pouvait s'améliorer en les affrontant. Et c'est ce qu'il a fait. Il ne les fuyait pas. Et à cause de ça, il a été dénigré par la presse américaine quand il a perdu le championnat du monde des poids lourds contre un Noir.
JA : Non seulement il a affronté des boxeurs noirs pendant toute sa carrière, mais il avait aussi des partenaires d'entraînement et des amis noirs. Comme Dan le mentionne dans son livre, Noah Brusso trouvait que les Noirs devaient avoir les mêmes chances que tout le monde de réussir dans la vie. Lui-même défavorisé la majeure partie de sa vie, il n'aimait pas voir les Afro-Américains se faire harceler, chose courante à l'époque. Malgré la forte pression exercée par le milieu de la boxe, il refuse donc de tracer la ligne de la couleur.
Après sa victoire contre Thornton, Noah Brusso se met à boxer à plein temps. Il remporte ses deux combats suivants par KO. Le 4 janvier 1901, il bat Eddie « The Bay City Brawler » Sholtreau en 1 minute et 35 secondes et devient ainsi le nouveau champion poids moyen du Michigan. À la fin de 1903, Brusso a à son actif 23 victoires et 1 défaite, défaite subie par décision contre un boxeur poids lourd beaucoup plus imposant : Mike Schreck. Comme Schreck est dans la catégorie poids lourd, Brusso ne perd pas son titre de champion poids moyen du Michigan.
Puis, en janvier 1904, Noah Brusso devient Tommy Burns… Dan nous explique comment.
DM : À l'époque, il porte encore son vrai nom, Noah Brusso. Il se bat contre un type appelé Ben O'Grady, ou plutôt Ben « Gorilla » O'Grady. Il y avait beaucoup de surnoms originaux en ce temps-là. Pendant le match, il assomme O'Grady, qui passe plusieurs jours à l'hôpital dans le coma. Tommy est arrêté et fait un séjour en prison et, lorsqu'il est libéré, il décide de quitter Detroit et de poser ses valises à Chicago.
Comme la mère de Noah Brusso est horrifiée de savoir qu'O'Grady a frôlé la mort et qu'elle désapprouve fortement le choix de carrière de son fils, il change de nom et devient Tommy Burns, pensant ainsi cacher sa profession à sa mère. Bien sûr, ça ne fonctionne pas. Dès qu'il devient célèbre, les journaux annoncent à tout le monde, y compris à sa mère, que Tommy Burns est en fait Noah Brusso. C'est quand il déménage à Chicago qu'il change son nom de boxeur. Il choisit « Tommy Burns » pour sa consonance irlandaise, car les gens aiment beaucoup les boxeurs irlandais. C'est aussi le nom d'un célèbre jockey canadien de l'époque.
JA : Tommy est accusé d'agression et jeté derrière les barreaux pour avoir mis KO Ben « Gorilla » O'Grady. Les accusations sont finalement retirées, mais Tommy se voit interdire tout combat au Michigan pendant un an. Il se rend donc à Chicago, et avant son quatrième match en tant que Tommy Burns, on lui propose de l'argent pour truquer un résultat : moyennant 1 000 $, il est censé feindre un KO contre un boxeur du nom de Tony Caponi. On menace de lui briser les jambes s'il refuse. Tommy refuse et remporte le combat en six rounds. Craignant de subir des représailles, il quitte Chicago et s'en va vers l'ouest, jusqu'à Salt Lake City, dans l'Utah. Il ne s'y bat qu'une seule fois, contre un poids lourd appelé Joe Wardinski, qu'il assomme dès le 1er round avec un crochet du gauche. Tommy vit même quelque temps à Nome, en Alaska. Il s'installe finalement à Los Angeles, en Californie, où il restera de nombreuses années.
À la fin de 1905, Tommy a une fiche impressionnante : 30 victoires, dont 24 par KO, 4 défaites et 7 matchs nuls, toujours comme poids moyen. Au début de l'année suivante, il décide d'entrer dans la catégorie des poids lourds. Nous avons demandé à Dan pourquoi.
DM : Il commence comme poids moyen, mais il a beaucoup de mal à rester sous la limite des 158 livres (env. 72 kg). Si le jour d'un combat la balance indique 159 livres, le match est à l'eau. Avant un combat, il mange donc très peu, parfois jusqu'à se priver complètement plusieurs jours d'affilée. Plus les années passent, plus c'est pénible pour lui de descendre à 158 livres : il est faible, et commence à accumuler les défaites et les matchs nuls. Alors il décide de passer à la catégorie-reine.
Il aurait sans doute dû choisir la catégorie poids mi-lourd, dont la limite est de 170 livres (env. 77 kg), mais il se dit que tant qu'à gagner du poids, aussi bien aller jusqu'à la catégorie poids lourd, qui est la plus prestigieuse et la plus payante. Là, il peut peser autant qu'il le souhaite. Mais le problème, c'est qu'il ne fait que 5 pi 7 po. Il reste le plus petit champion poids lourd de l'histoire. Il affronte des types qui font généralement une tête et 30 ou 40 livres de plus que lui, mais il gagne quand même à chaque fois. C'est un boxeur formidable, et une fois qu'il gagne en puissance, il peut parfaitement se défendre contre des adversaires bien plus costauds que lui.
JA : Pour son premier combat chez les poids lourds, Tommy affronte le tenant du titre, Marvin Hart. Comme le jeune Burns, alors âgé de 24 ans, fait 5 po (13 cm) et 40 livres (18 kg) de moins que Hart, personne ne donne cher de sa peau. Le
Chicago Journal se moque ouvertement de lui, notamment du fait qu'il vient d'une petite ville canadienne, en déclarant qu'il est originaire de Muskrat Falls. Voici ce qu'écrit le journaliste spécialisé George Siler :
Narration : « Le combat qui s'annonce ne suscite pas autant d'intérêt qu'il le devrait malgré son calibre, sans doute parce que Burns n'est pas jugé comme ayant l'envergure pour prétendre au titre. Le champion aura un avantage incontestable sur Burns en taille, en poids et en allonge, et il ne fait aucun doute que la science de la boxe sera aussi de son côté. Avec tous ces avantages, auxquels on peut ajouter la puissance de frappe, il n'y a aucune raison pour lui ne de pas mettre son petit adversaire KO en 10 rounds ou moins. Ce sera le premier match poids lourd de Tommy Burns, et même s'il a peut-être gagné en technique et en poids, il semble largement surclassé. »
Le combat a lieu le 23 février 1906 à Los Angeles. Burns est donné perdant à deux contre un. Devant 4 000 spectateurs, le match va jusqu'au bout des 20 rounds prévus. Voici le récit qu'en fait le journaliste Stanley Weston :
Narration : « Au son de la cloche, Hart se précipite sur Burns pour lui régler son compte. Burns, nettement plus rapide, l'évite facilement et le bombarde de longs coups du gauche dans le visage. Burns harcèle son adversaire tout au long du match en le narguant. Au 5e round, il lui assène un coup dans l'œil droit. Dès lors, cet œil est clos et Burns ne cessera de danser de ce côté et de frapper sans retenue le champion surclassé. »
Récit d'un autre journaliste, cette fois du
San Francisco Call :
Narration : « Du début à la fin du match, à part peut-être aux 10e et 12e rounds où Hart a un léger avantage, Burns domine son adversaire — pourtant plus grand que lui —, le déjoue et le bat sur tous les plans. Parfois, malgré un gros désavantage de poids et de taille, il va même jusqu'à faire passer Hart pour un débutant.
Au 1er round, Burns est nerveux et manque de confiance. Mais ensuite, il évalue rapidement son adversaire et commence à le frapper sans relâche au visage et au corps avec des directs du gauche. À partir du 3e round, Burns fait saigner Hart du nez presque sans répit. Il lui inflige une coupure au-dessus de l'œil droit au 5e round et ne cesse de le frapper les rounds suivants, jusqu'à ce que les paupières se ferment. L'œil gauche est lui aussi très amoché. Le visage de Hart sera en sang pendant presque tout le match.
Hart ne parvient pas à boxer comme un champion. À mi-distance, il brille par son absence face à Burns, et au corps-à-corps, sa force supérieure ne compense pas l'astuce et le savoir-faire de son rival. Ses tentatives incessantes de malmener son adversaire dans les accrochages lui valent les huées de la foule, qui semble presque à l'unanimité conquise par Burns.
L'attaque de Burns consiste à envoyer le gauche au visage ou au corps de son adversaire et à rentrer dans ses swings pour qu'ils contournent sa nuque ou ne touchent que du vide. Hart n'arrive tout simplement pas à atteindre Burns, et vers la fin du match, il tente de le rudoyer et de l'épuiser en s'aidant de son poids dans les accrochages. Comme tous les rounds sont plus ou moins les mêmes, le spectacle n'est pas palpitant.
Au 14e round, Burns semble capable de mettre Hart KO. Il lui envoie son droit et son gauche dans la mâchoire et le fait tituber l'espace d'un instant. Sautant sur cet avantage, Burns s'acharne sur le visage et la tête de Hart, le forçant à se couvrir et à céder du terrain. La foule explose de joie devant ce bel assaut de Burns.
Aux derniers rounds, sentant qu'il se dirige vers une défaite, Hart, poussé par son soigneur Tommy Ryan, tente désespérément d'acculer son adversaire et de le mettre KO. Mais il échoue systématiquement, et chaque round accroît l'avance de Burns, qui boxe en maître. »
JA : Le combat est terminé, et l'arbitre rend sa décision : il lève le bras de Tommy Burns. Pour la première fois, et la seule jusqu'ici, un Canadien devient champion du monde des poids lourds. Tout de suite après le match, un journaliste demande à Tommy s'il compte tracer la ligne de la couleur. Nous avons demandé à Dan quelle a été sa réponse.
DM : Quand Tommy a remporté le titre, voici la première chose qu'il a dite : « Je défendrai mon titre contre tous les prétendants, quels qu'ils soient — Blancs, Noirs, Mexicains, Amérindiens, et ainsi de suite. Je veux être le champion du monde entier, pas le champion des Blancs, des Canadiens ou des Américains. Si je ne suis pas le meilleur de tous les poids lourds, je ne veux pas de ce titre. » Ses propos ont été cités dans les journaux, qu'on peut trouver sur microfilm. C'est la première chose qu'il a dite.
JA : Après avoir décroché le titre, Tommy le défend deux fois de suite le même soir! Le 28 mars 1906, il affronte Jim O'Brien et Jim Walker, qu'il met tous les deux KO dans les premiers rounds. Ces victoires n'impressionnent ni les médias ni les amateurs, qui estiment que les boxeurs n'étaient pas de « vrais » prétendants au titre. Tommy bat ensuite quatre autres adversaires en cinq matchs : Jack O'Brien deux fois, Jim Flynn, Joe Grimm, et le champion poids lourd australien Bill Squires, tous des boxeurs bien plus grands et plus costauds que lui. Le combat Burns contre Squires a lieu le 4 juillet 1907 à San Francisco. Il ne dure que deux minutes et huit secondes, Squires se faisant mettre KO au 1er round.
JA : C'était quoi, le secret de Tommy? Comment arrivait-il à vaincre des adversaires nettement plus costauds que lui? L'explication de Dan.
DM : C'était surtout sa grande rapidité. Beaucoup de ces boxeurs étaient de vraies brutes qui ne faisaient rien d'autre que charger et balancer de gros swings très puissants, que Tommy esquivait facilement. Lui s'approchait d'eux. Il était très bon au corps-à-corps. Il avait un excellent uppercut. Il avait étudié la boxe et la considérait comme une science. C'est bien simple, il surpassait tous ses adversaires. Il aimait aussi les narguer sans relâche : il les insultait et les provoquait dans le ring. Il faisait ça pour les déstabiliser et les énerver, car pour lui, « si un boxeur perd la tête, il perd le combat ».
Comme il ne faisait que 5 pi 7 po, il se penchait et gardait les gants près de son visage en observant furtivement son adversaire. Il était difficile à atteindre en raison de sa petite taille. Autre force secrète, qu'on peut voir sur ses photos : il avait les bras extrêmement longs. On aurait dit un orang-outan. Ils allaient presque jusqu'à ses genoux. Il avait donc une allonge phénoménale. Ses adversaires se croyaient hors de portée, et tout à coup, ils se prenaient un coup en plein dans la figure. Comme je l'ai dit, il était très agile et très vif, et eux non. C'était des boxeurs sans stratégie qui s'étaient battus dans les camps de bûcherons et dans la rue, et qui n'avaient jamais vraiment étudié l'art de la boxe. C'était juste des gros bras.
JA : Nous avons demandé à Dan ce qui a changé dans la vie de Tommy après être devenu champion.
DM : Il devient riche, pour commencer, et il devient célèbre dans le monde entier. Il décide immédiatement de conquérir les ceintures de championnat des autres boxeurs. Il défend son titre contre « Philadelphia » Jack O'Brien, le champion du monde dans la catégorie des poids mi-lourds. Curieusement, O'Brien est plus costaud que Tommy Burns alors qu'il est champion poids mi-lourd. Après avoir battu O'Brien, Tommy parcourt le monde pour s'emparer des ceintures des champions dans tous les pays où la boxe est légale. Il triomphe des champions d'Angleterre, d'Irlande, d'Australie et d'Afrique du Sud. Il va même jusqu'à défendre son titre à Paris. À Dublin, il bat le champion irlandais le jour de la Saint-Patrick. Il défait aussi le champion anglais à Londres.
Avant que Tommy n'entre en scène, les soi-disant champions du monde n'avaient affronté que des Américains. Lui a décidé de parcourir le monde entier pour défendre son titre, ce qui n'était pas une mince affaire en ce temps-là, car le transport était limité. Il n'y avait que 300 kilomètres de routes pavées aux États-Unis. Il n'y avait pas vraiment de voitures et le transport par avion n'existait pas. Pour voyager, il fallait prendre le train, qui n'était pas rapide. Avant de devenir champion, Tommy est même allé jusqu'en Alaska, où il s'est battu dans un saloon contre une légende locale du nom de « Klondike » Mike Mahoney. Il a été partout, de l'Australie à l'Alaska. Il a sillonné toute l'Europe. C'était un vrai champion du monde.
JA : Tommy livre en effet des combats aux quatre coins du monde, notamment en Europe où il affronte les meilleurs boxeurs pour rafler leur titre. Même s'il est champion poids lourd, personne ne donne cher de sa peau. Il semble être toujours donné perdant, où qu'il aille. Son premier match à l'étranger a lieu en décembre 1907 au très distingué National Sporting Club de Londres. Les partisans anglais ne font pas grand cas de Tommy et de sa petite taille, convaincus que leur champion, James « Gunner » Moir, n'en fera qu'une bouchée et deviendra le prochain champion du monde des poids lourds. Burns sait qu'on ne le prend pas au sérieux en tant que champion. Dans une lettre adressée aux siens, il écrit :
Narration : « Londres est un endroit formidable, où les amateurs de sport me traitent comme un roi, mais ils me regardent comme un fermier regarde la dinde qu'il engraisse pour l'Action de grâce. Je suis allé au National Sporting Club assister à un match, et j'y ai rencontré Gunner Moir. On a été présentés, et j'ai eu droit à un bel accueil, mais rien à voir avec celui que lui a reçu. Lorsqu'il est monté sur le ring, les gens se sont déchaînés. Quand j'attendais qu'on me présente, j'ai entendu des commentaires de tous les côtés. Certains disaient que j'étais trop petit, d'autres se moquaient de la différence de taille entre Moir et moi, et d'autres disaient “pauvre type, Gunner va le manger tout cru”. Moir est un grand gaillard : il pèse à peu près 200 livres et fait presque 3 pouces de plus que moi. C'est le grand favori ici. Je crois qu'ils parieraient la Banque d'Angleterre sur sa victoire. »
Narration : « Le champion Tommy Burns entre dans le ring, retire son chandail, puis son pantalon. Au National Sporting Club, théâtre du match d'aujourd'hui, il fait très froid. Avant de monter sur le ring, nos deux adversaires ont donc donné des coups dans le vide pendant 20 minutes pour éviter de se refroidir. Comme le disent souvent les boxeurs, rien de pire que de se laisser surprendre au 1er round parce qu'on est mal échauffé. Le champion anglais poids lourd se tient de l'autre côté du ring. Ce soir, Gunner Moir pèse 203 livres. Quand les boxeurs se placent au centre du ring, on leur dit que l'arbitre restera en dehors du ring. Autrement dit, quand il leur criera de se séparer, ils devront le faire sans son intervention.
Plus que quelques secondes avant le début du 1er round. Une fois la tête enduite de graisse par ses soigneurs, le champion poids lourd Tommy Burns attaque d'emblée comme il le fait toujours, malgré ses 5 pi 7 po. Du haut de ses 5 pi 10 1/2 po, le prétendant au titre Gunner Moir est le plus grand des deux boxeurs, et de loin.
Burns ne cesse de presser son adversaire, pourtant plus grand et plus lourd que lui. Moir semble satisfait du combat purement défensif qu'il livre pendant le 1er round, mais Tommy Burns, le traquant sans relâche, profite d'une faille momentanée pour lui asséner deux formidables coups descendants du droit à la tête. Si l'issue du combat est déterminée par décision, l'arbitre est seul juge. À la fin du 1er round, le point revient à Tommy Burns, qui se dirige vers son coin avec le sourire jusqu'aux oreilles.
Pendant les 2e et 3e rounds, le combat est serré, aucun des deux boxeurs n'a le dessus sur l'autre. Au 4e round, Moir essaye de se servir de sa carrure avantageuse dans les accrochages, mais Burns parvient à s'échapper. Avec 18 livres et 3 1/2 po de plus que son rival, Moir a en principe un net avantage physique sur le champion Tommy Burns, mais ce dernier s'est imposé comme un petit géant parmi les poids lourds de son époque. Il fait plus que bien se débrouiller : il se montre très offensif et donne une raclée à quiconque se dresse sur son chemin.
Au milieu du 4e round, Moir prend les choses en main et bombarde son adversaire dans les accrochages. Burns semble déconcerté par le passage à l'offensive de Moir. Mais il ne se laisse pas démonter et assène à la tête de Gunner Moir trois solides coups du droit qui l'envoient au tapis à la toute fin du round. Au compte de cinq, Moir se relève courageusement pour reprendre le combat, mais la cloche annonce la fin du round avant que Tommy puisse attaquer. Avant d'entamer le 10e round, qui marque la moitié de ce match prévu en 20 rounds, Tommy a de nombreux points d'avance. Moir reçoit comme consigne d'accélérer la cadence s'il veut l'emporter.
Burns attaque Moir et lui inflige un énorme coup du droit, puis du gauche, et encore du droit. Moir s'écroule et reste au sol jusqu'au compte de six. Il se relève, déterminé à se comporter en vaillant combattant devant ses compatriotes, mais Burns fond à nouveau sur lui. Il va mettre le paquet.
Moir essaye simplement de se protéger, le temps de récupérer. Burns lui assène un formidable coup descendant du droit, qui met quelques secondes avant de faire tomber le grand gaillard. L'arbitre compte jusqu'à cinq, et le prétendant au titre est de nouveau sur ses pieds, mais Tommy Burns lui porte un terrible coup du droit qui l'envoie valser de l'autre côté du ring. Burns enchaîne avec un autre coup du droit dévastateur qui fait mordre la poussière à son adversaire pour la troisième fois du round.
Cette fois, Moir ne se relève pas avant la fin du décompte. Tommy Burns a encore frappé : c'est la sixième fois qu'il défend et conserve son titre de champion poids lourd, acquis seulement deux ans auparavant. Tommy est félicité par ses soigneurs et une bonne partie des spectateurs. En mettant KO au 10e round le champion anglais Gunner Moir, le plus petit champion poids lourd de l'histoire a fait mentir le vieil adage selon lequel un bon boxeur costaud pourra toujours battre un bon boxeur petit. Le petit Tommy Burns, vainqueur et toujours champion du monde poids lourd! »
JA : Après sa victoire contre Moir, Tommy décide de rester à Londres, où il défait Jack Palmer et le champion irlandais Jem Roche, ce dernier en 1 minute et 28 secondes. C'est le KO le plus rapide d'un match de championnat mondial dans la catégorie poids lourd, un record encore inégalé à ce jour, plus de 100 ans après. Les deux derniers combats qu'il livre sur le continent européen ont lieu à Paris, contre Bill Squires (qu'il bat encore par KO, au 8e round), puis contre le boxeur juif sud-africain Joseph Smith. C'est la première fois qu'un champion accepte d'affronter un boxeur juif.
Après son passage triomphal en Europe, Burns met le cap sur l'Australie, où il arrive en août 1908. Pourquoi se rend-il au pays des kangourous? Dan nous explique.
DM : C'est une autre péripétie dans le parcours de Tommy Burns. On disait souvent de lui que c'était un froussard qui avait parcouru le monde pour échapper à Jack Johnson, mais 10 mois auparavant, les deux avaient secrètement convenu de s'affronter à Sydney. Comme il était probable qu'aucune ville américaine n'accepte d'être le théâtre d'un combat de championnat poids lourd entre un Noir et un Blanc, ils se sont tournés vers l'Australie. C'est un promoteur du nom de Hugh McIntosh qui a tout organisé. Il a même fait construire un stade de 30 000 places exprès pour le match, dont les billets se sont envolés sur-le-champ, afin de pouvoir accueillir beaucoup de spectateurs en toute légalité.
JA : Le match entre Tommy Burns et Jack Johnson doit se dérouler à Sydney le 26 décembre 1908.
Narration : « Nous sommes le 26 décembre 1908 et le champion du monde poids lourd Tommy Burns défend son titre à Sydney contre Jack Johnson. Voici Tommy Burns qui se prépare comme il ne s'est jamais préparé! Dans neuf jours, il défendra son titre contre le fléau des poids lourds : Jack Johnson. Tommy sait que c'est le combat de sa vie. Johnson, son adversaire, s'entraîne à 27 kilomètres de là, à Rushcutters Bay. Même les journalistes sportifs australiens d'ordinaire si posés ne font pas dans la demi-mesure pour décrire l'entraînement de ce dernier.
De l'opinion générale, Johnson allie la perfection dans la défensive et l'équilibre avec une puissance d'attaque qui ne laisse pas grand-chose à désirer chez un boxeur professionnel. C'est la scène qui se déroule ici à 13 h, dans le quartier Rushcutters Bay de Sydney. Il y a de l'électricité dans l'air alors que Burns s'apprête à défendre pour la douzième fois son titre de champion poids lourd. »
JA : Le prétendant au titre fait 30 livres (env. 14 kg) et 7 po (18 cm) de plus que Burns. Ce dernier est par ailleurs affaibli par une grippe qui l'a cloué au lit la semaine précédente. Il a tenté de faire reporter le match, mais le promoteur Hugh McIntosh n'a rien voulu savoir, car 25 000 billets avaient déjà été vendus. Le jour du combat, plus de 40 000 spectateurs sont présents, dont certains qui ont même passé la nuit sur place dans l'espoir d'avoir des billets. À 11 h 15, la cloche annonce le début du 1er round. Le combat du siècle est lancé, et pour la première fois depuis qu'il est champion, Burns est le favori.
Les poings fusent. Aucun des deux adversaires ne retient ses coups. Johnson envoie Burns au tapis. L'arbitre compte jusqu'à cinq, et Burns se relève. Il envoie un bon coup au menton de Johnson, qui se retrouve étourdi. Au 2e round, Burns mord encore la poussière. Quand la cloche sonne, il a l'œil gauche enflé et la bouche qui saigne. Au 3e round, Burns change de tactique : il s'approche pour travailler Johnson au corps-à-corps et le bombarder dans les côtes, et parvient enfin à remporter un round. Les boxeurs continuent de s'échanger des coups. Ils sont tous deux meurtris et couverts de sang. Au 7e round, Burns s'écroule une nouvelle fois. Au 12e, le champion a la mâchoire tuméfiée et l'œil droit en sang. Johnson a manifestement une avance confortable.
Au 14e round, Burns reçoit un terrible coup à la tête qui l'envoie de nouveau au tapis. Debout après huit secondes, il est prêt à continuer à se battre, mais n'en aura jamais l'occasion : la police entre sur le ring et déclare qu'il est trop blessé pour continuer. L'arbitre annonce le vainqueur : Jack Johnson. Pour la première fois de l'histoire, le titre de champion du monde poids lourd est décerné à un Noir.
DM : Le match a duré 14 rounds, sur lesquels il n'y a qu'une douzaine de minutes de filmées. Il manque d'ailleurs les premiers rounds alors que c'est là, d'après ce que j'ai lu, que Tommy a donné le meilleur de lui-même. Je me suis beaucoup fié aux journalistes australiens, car ils étaient plus impartiaux que leurs confrères américains présents. D'après eux, Tommy a gagné 3 rounds sur 14, ce qui n'est pas beaucoup, mais il est peut-être arrivé ex æquo dans un autre. Dans tous les cas, Jack Johnson était le vainqueur légitime. Il a envoyé quatre fois son adversaire au tapis pendant le combat. Ce n'était pas pour autant un match totalement à sens unique : Johnson a eu une lèvre fendue et des côtes cassées, qui lui ont valu un séjour à l'hôpital pour une application de ruban adhésif. Tommy, de son côté, avait la mâchoire complètement tuméfiée et saignait de la bouche et du nez. Je pense que la police est intervenue pour arrêter le match parce qu'elle trouvait qu'il se faisait cogner dessus trop violemment. Et elle avait sans doute raison.
JA : Tout de suite après le match, il semblerait qu'on ait cherché à discréditer Tommy Burns, à commencer par Jack Johnson. Celui-ci a en effet dit aux journalistes que Burns était le pire boxeur qu'il avait jamais affronté, et que l'ancien champion ne lui arrivait pas à la cheville. Propos intéressants de la part de quelqu'un qui venait de passer une semaine à l'hôpital pour côtes cassées, entre autres blessures. Dans cette campagne de salissage, la presse et les anciens champions poids lourds n'étaient pas en reste…
Pourquoi? Les explications de Dan.
DM : En fait, quand Tommy Burns a accepté d'affronter Jack Johnson, la nouvelle a été largement condamnée par la presse des États-Unis. Tous les anciens champions américains l'ont critiqué, en déclarant qu'il allait « mettre le championnat en péril », pour reprendre leurs propos. Quand il a perdu le titre aux mains de Johnson, on a lancé un cri d'alarme dans l'éditorial en première page du New York Times : « Il faut faire quelque chose et tout de suite! » Même les journaux prestigieux s'enflammaient et déploraient le fait qu'un Noir soit champion du monde. Et l'un des moyens qu'ils ont trouvés pour discréditer Jack Johnson, c'est de discréditer l'homme qu'il avait vaincu. L'argument était le suivant : si Johnson n'était pas très bon, son adversaire devait l'être encore moins. Selon eux, le match en lui-même était complètement à sens unique, ce qui est absurde. Tommy a tenu 14 rounds. Il est évident que Johnson était le meilleur et méritait le titre, mais l'affrontement n'était pas aussi déséquilibré que ça. À l'époque, c'était facile de mentir puisqu'il n'y avait pas de télévision. Si on n'avait pas été présent à ce match en Australie, on n'avait aucune idée de ce qui s'était passé. Pas d'autre choix que de faire confiance aux journalistes.
L'un des pires, c'était Jack London, le célèbre romancier. Il a dépeint Tommy comme le plus grand perdant de l'histoire, une opinion qui n'a pas été contestée. Pendant des années, Burns s'est fait traîner dans la boue pour avoir osé se battre et perdre son titre contre un Noir. Il était généralement considéré comme le pire champion poids lourd de tous les temps, ce qui est franchement grotesque, puisqu'il avait battu Marvin Hart, en théorie pourtant meilleur que lui. J'ai comparé tous les champions poids lourds jusqu'à l'an 2000, et d'après moi, il est à peu près dans le milieu du peloton. Vu sa petite taille, c'est plutôt impressionnant! Il est meilleur que 17 champions poids lourds de l'histoire.
JA : Combien y a-t-il eu de champions poids lourds en tout?
DM : J'en ai compté 35. Aujourd'hui c'est impossible à dire, car il y a quatre organisations différentes en la matière, ce qui est ridicule. À tel ou tel moment, il peut y avoir trois ou quatre champions dans la catégorie des poids lourds. Si on regarde du côté des boxeurs qui ont battu l'homme à battre pour devenir champion incontesté, depuis l'époque de John L. Sullivan, je pense qu'il y en a 35.
JA : Burns est resté champion pendant 2 ans, 10 mois et 3 jours. Ajoutons qu'il a défendu et conservé son titre 14 fois d'affilée, ce qui le classe au quatrième rang dans cette catégorie.
À quoi ressemble la vie de Burns après sa défaite? Dan nous raconte.
DM : Après sa défaite, c'est un homme brisé, car ce titre était tout pour lui. Il est humilié dans les journaux, comme on l'a dit. Il essaye de remonter sur le ring de temps en temps. On est en 1908, et au cours des 12 années suivantes, il va se battre encore sept fois.
Il ne se débrouille pas très bien. Comme il a beaucoup d'argent, il s'en sort financièrement jusqu'en 1929, année où la Bourse s'effondre, marquant le début de la Grande Dépression. Dès lors, il perd presque tout. Parmi les gens touchés, beaucoup se suicident, mais Tommy ne se laisse pas abattre : il accepte n'importe quel travail, entre autres comme gardien de sécurité. Il se rend ensuite à Seattle. Là, il devient pasteur et prêche l'amour à qui veut l'entendre. Il va même jusqu'à fréquenter une église baptiste noire à Oakland, où il encense Jack Johnson et déclare que ce dernier est un boxeur fabuleux et qu'il méritait de gagner. En 1955, Tommy revient au Canada pour rendre visite à un ami, et il meurt d'une crise cardiaque. Il est enterré à Vancouver.
JA : Maintenant que plus de 100 ans ont passé, quelle est sa réputation? Est-il remonté dans l'estime des gens?
DM : Dans quelques livres, on trouve bien deux ou trois commentaires élogieux sur Tommy Burns, mais on ne peut pas dire qu'il y avait grand-chose avant que mon livre soit publié. Par contre, j'ai remarqué dans les forums de boxe et les blogues sur Internet que sa réputation semble avoir été rétablie. On admet aujourd'hui que c'est un bien meilleur boxeur qu'on le pensait en 1908. Donc, oui, il est remonté dans l'estime des gens même si, bien sûr, la boxe en tant que telle est un sport sur le déclin, ce qui n'est probablement pas une mauvaise chose. Maintenant que l'on connaît la dangerosité des coups portés à la tête et des commotions, on peut affirmer que c'est un sport atroce qui a fait son temps.
Pour moi, c'était tout simplement un athlète remarquable et un véritable pionnier. Il a franchi la ligne de la couleur dans un sport de ligue majeure. Il a aussi exigé que les athlètes soient bien payés.
Son combat à Sydney contre Jack Johnson lui a rapporté 30 000 $, à une époque où les gens ne gagnaient que 3 000 ou 4 000 $ par an. Il a permis aux athlètes de toucher plus d'argent. Il a changé les méthodes d'entraînement. Il a franchi la ligne de la couleur. C'était un très grand athlète. Qu'il ait été un grand boxeur, je crois que ça n'a plus tellement d'importance, mais c'était un très grand athlète qui a eu beaucoup d'influence sur le sport.
JA : Depuis, Tommy Burns a été intronisé à titre posthume à la Galerie de la renommée de la boxe canadienne, au Panthéon des sports canadiens, à l'International Boxing Hall of Fame et, en 2012, à l'Ontario Sports Hall of Fame.
En 1908, juste avant de perdre son titre, Burns a publié un livre intitulé
Scientific Boxing and Self Defence (Burns, Tommy. 1908.
Scientific Boxing and Self Defence. London: "Health & Strength"). Cet ouvrage rare décrit les fondements « scientifiques » de la boxe, les tactiques sur le ring, l'alimentation adéquate et l'entraînement. Burns y raconte aussi son enfance et ce qui l'a amené à boxer, et parle de certains boxeurs qu'il a affrontés au fil des ans. Bibliothèque et Archives Canada possède également le dossier militaire de Tommy Burns. Oui, vous avez bien entendu! En 1914, à 33 ans, Burns s'est enrôlé dans l'Armée canadienne. Même s'il n'a jamais participé aux combats, il a reçu le grade de sergent-major et a été nommé moniteur de conditionnement physique. Pendant quatre ans, il a formé des soldats canadiens aux exigences physiques de la guerre en Europe. Pour voir le dossier militaire de Tommy, rendez-vous dans la section « Liens connexes » sur la page du balado; vous y verrez un lien vers son dossier de 42 pages. Vous pouvez aussi le trouver en tapant « Noah Brusso » dans la barre de l'outil Recherche dans la collection de BAC.
BAC a récemment numérisé deux films de sa collection où l'on peut voir Tommy Burns en pleine action. Ces films muets, qui montrent deux de ses célèbres matchs, sont maintenant accessibles en ligne. Le premier met en scène le combat qu'il a livré en novembre 1906 contre « Philadelphia » Jack O'Brien à Los Angeles. D'une durée d'une heure, il comprend des reportages sur le match, la totalité des 10 rounds et l'issue de la rencontre. Le deuxième film, qui dure deux minutes, montre un extrait du combat qui l'a opposé en 1907 à l'Australien Bill Squires à Ocean View, en Californie. Dans les deux films, Tommy défend et conserve son titre de champion poids lourd. Vous pouvez les regarder en consultant les liens connexes de la page du balado.
Tommy Burns a mis un point final à sa carrière avec une fiche de 48 victoires, 5 défaites, 9 matchs nuls et 1 match sans décision. Il détient aussi plusieurs records inégalés à ce jour, plus d'un siècle après la fin de son règne de champion. Dan nous en parle.
DM : Tommy détient en fait quatre records : c'est le seul champion poids lourd à avoir affronté deux boxeurs le même soir. Avec ses 5 pi 7 po, c'est aussi le plus petit de l'histoire. Il a administré le KO le plus rapide de tous les temps dans un match de défense du titre, soit 1 minute et 28 secondes, contre le champion irlandais. Il détient le record du nombre de KO consécutifs administrés par un champion en défendant son titre, c'est-à-dire huit. À la fin du 20e siècle, ce record est égalé par Larry Holmes, qui avait déclaré en s'esclaffant : « Je vais rendre Tommy Burns célèbre », car il comptait battre le record, et Tommy serait alors cité dans les journaux. Mais comme il n'y parvient pas, Tommy partage ce record avec lui. Ça fait quatre records en tout, 100 ans après la fin de sa carrière.
S'il avait été Américain, on l'aurait glorifié, ce petit athlète qui a toujours réussi à surmonter l'adversité. C'était un Rocky Balboa en chair et en os, et on l'aurait également célébré pour avoir accepté d'affronter des Noirs et établi tant de records malgré des obstacles apparemment insurmontables. Mais le Canada a toujours été hésitant à acclamer ses héros, et c'est là un des exemples les plus tristes.
JA : Si vous voulez en savoir plus sur Tommy Burns à Bibliothèque et Archives Canada, rendez-vous à l'adresse bac-lac.gc.ca. Sur la page de cet épisode, vous trouverez plusieurs ressources sur la vie et l'héritage de Tommy Burns, y compris un album Flickr contenant diverses photos tirées de notre collection.
Merci d'avoir été des nôtres. Ici Josée Arnold, votre animatrice. C'était Découvrez Bibliothèque et Archives Canada, votre fenêtre sur l'histoire, la littérature et la culture canadiennes. Un grand merci à notre invité d'aujourd'hui, Dan McCaffery. Merci aussi à Isabel Larocque et Normand Laplante pour leur contribution.
Le doublage de cet épisode a été assuré par Théo Martin, Sylvain Salvas et Michel Guénette, membres du personnel de BAC.
Cet épisode a été produit et réalisé par David Knox.
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