Transcription de l’épisode 4 : La longue lutte pour les droits des porteurs
Richard Provencher (RP) : Cette émission contient des termes offensants pouvant causer un préjudice psychologique pour faire référence aux communautés noires au Canada. De plus, certains témoignages décrivent des actes de violence physique et verbale difficiles à supporter.
Découvrez Bibliothèque et Archives Canada présente Confidences de porteurs. Cette minisérie décrit les expériences vécues par des hommes noirs du vingtième siècle qui ont travaillé comme porteurs de voitures-lits pour les chemins de fer Canadien National et Canadien Pacifique. Les porteurs, leurs femmes et leurs enfants racontent des histoires d’adversité, mais aussi de résilience.
Bienvenue à la première saison de Voix dévoilées, une série qui donne la parole aux communautés sous-représentées et marginalisées grâce à la vaste collection d’histoire orale de Bibliothèque et Archives Canada. Les récits sur les injustices, les conflits, la persévérance et la résolution de problèmes aident à comprendre l’influence du passé sur la vie présente. Ils nous incitent aussi à chercher de nouvelles voies pour un avenir meilleur.
Ici Richard Provencher, votre animateur pour la première saison de Voix dévoilées. Je suis ravi de vous présenter les histoires qui sont au cœur de la minisérie Confidences de porteurs.
Bill Cunningham (BC) : Est-ce que les chemins de fer traitaient les porteurs de manière plutôt équitable au pays, en tenant compte du contexte historique?
Stanley G. Grizzle (SG) : Pas vraiment. Comme employeurs, les compagnies de chemins de fer étaient impitoyables. On n’avait aucun droit qu’ils se devaient de respecter. On était traités comme des objets, pas comme des humains. Je partais de Vancouver, après quatre nuits sur la route, je retournais à Toronto, et on me faisait repartir la nuit suivante. Si je refusais de partir, il y avait des sanctions. Ils ne nous punissaient pas ouvertement, mais ils disaient qu’ils se souviendraient de notre refus. Dans un mois, on travaillait parfois plus de 400 heures pour gagner à peine 60 ou 75 dollars. Plus de 400 heures de travail, et les heures supplémentaires n’étaient pas payées.
BC : Vous écrivez un livre sur les porteurs noirs de l’ensemble du pays. Quel est votre objectif ultime? Pourquoi les porteurs sont-ils si importants dans l’histoire canadienne?
SG : Une des grandes leçons à tirer des porteurs de voitures-lits et de tous les hommes noirs, c’est qu’ils peuvent réussir par leurs propres moyens. On a organisé un syndicat sans subventions gouvernementales. Malgré notre piteux salaire, on s’est débrouillé, on a fondé un syndicat… L’histoire des porteurs nous enseigne qu’on a la capacité, si on le désire, de briser les chaînes de l’esclavage et de se libérer.
RP : Dans une entrevue avec le journaliste de CBC Bill Cunningham en 1991, Stanley G. Grizzle a beaucoup insisté sur le caractère déshumanisant du travail de porteur. Cette profession, principalement occupée par des hommes noirs, est apparue dans les années 1870. Les porteurs exploités ont dû attendre le milieu du vingtième siècle pour que leurs conditions de travail s’améliorent un peu. Avant ça, ils étaient pratiquement traités comme des esclaves.
Evelyn Marshall Braxton fait partie d’une famille issue d’une longue lignée de porteurs de voitures-lits. Elle raconte le traitement indigne subi par son beau-père sur les chemins de fer.
Evelyn Marshall Braxton (EB) : Mon beau-père m’a raconté qu’il n’y avait pas de syndicat quand il était porteur sur les chemins de fer.
SG : Qui était-ce?
EB : Christopher Marshall. Il est né à la Barbade. Un jour, une femme dans le train s’est mise à l’appeler Sam. Il lui a dit « Je ne m’appelle pas Sam, mais Christopher. » Il était fier de son nom. Le chef de train l’a dénoncé pour impolitesse. Évidemment, il n’y avait pas de syndicat, et quand le Canadien Pacifique l’a convoqué, il a dit : « Je lui ai dit que je m’appelais Christopher, pas Sam, et que je ne me suis jamais appelé Sam. »
SG : Mm-hmm.
EB : On lui a répondu : « Tu dois lui écrire une lettre d’excuses. » Il a dit : « Pas question. Je viens de la Barbade, j’ai un métier, voici vos clés. » [Rires] Il était son propre syndicat, sa fraternité à lui tout seul. [Rires] À partir de là, il a repris son métier, il a fait son chemin et il a bien vécu.
RP : Le beau-père de madame Braxton a eu cette capacité exceptionnelle de reprendre le pouvoir des mains de la passagère et du représentant de la compagnie, qui le rendaient invisible. La vie qu’il s’est forgée à l’extérieur des chemins de fer a été marquée par son expertise et sa confiance en soi.
Pour la plupart des hommes, cependant, changer de carrière n’était pas une option. Même avec un diplôme, les hommes noirs n’avaient pas beaucoup de possibilités d’emploi pour obtenir un salaire stable. Les porteurs ont tissé des liens, et c’est grâce à ce milieu tissé serré qu’ils ont pu supporter le manque de respect et la discrimination au quotidien. Ils imaginaient des histoires sur les passagers pour prédire leurs personnalités et trouver des moyens créatifs de répondre à leurs demandes. Les porteurs voyaient venir les problèmes et les relevaient en équipe, ce qui était une manière subtile et essentielle de faire dissidence.
Cette camaraderie ignorait les frontières. Les porteurs apprenaient à se connaître à force de voyager entre le Canada et les États-Unis. Ils vivaient les mêmes choses au travail, mais aussi dans l’ensemble de la société, car le racisme était présent dans les deux pays. Comme ils faisaient partie des privilégiés dans leurs communautés, ils savaient qu’ils devaient faire entendre leurs voix pour améliorer les choses.
La résistance tranquille aidait les porteurs à gérer les humeurs des passagers, mais dans leurs disputes avec les représentants de la compagnie, ils devaient lutter contre le suprémacisme blanc et la culture de l’exploitation qui en découlait. Ils pouvaient difficilement faire appel au mouvement syndical canadien puisqu’il reposait sur les mêmes bases.
Dans ces circonstances, la création d’un syndicat était un projet complexe de longue durée, un vrai combat de titans. Pendant plusieurs décennies, les porteurs ont retroussé leurs manches et œuvré à la cause, petit à petit. Ceux qui travaillaient pour les Chemins de fer nationaux du Canada (CN) menaient le combat au sein de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer. Les porteurs du Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) ont plutôt cherché à créer un syndicat entièrement indépendant de la compagnie.
Steven High, docteur en histoire et professeur à l’Université Concordia, est l’auteur du livre Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class. Il nous parle du mouvement ouvrier canadien, des obstacles implicites qu’il présentait pour les personnes de couleur, et des premiers défis que devaient relever les porteurs du CN qui voulaient s’organiser :
Steven High (SH) : La Fraternité canadienne des employés des chemins de fer est l’un des premiers syndicats canadiens. Elle jouait un rôle clé au Canadien National et au Grand Tronc, puis au CN quand il appartenait au gouvernement, après la Première Guerre mondiale. Les porteurs noirs n’étaient pas admis dans ces syndicats, alors ils se sont organisés eux-mêmes.
C’est comme ça que l’Ordre des porteurs de wagons-lits est apparu en 1917. C’est le premier grand syndicat noir en Amérique du Nord. Aux États-Unis, il faudra attendre environ dix ans pour que les porteurs noirs s’organisent. Alors ils se sont organisés au CN. Ils ont essayé la même chose au Canadien Pacifique, mais la compagnie était très hostile à la syndicalisation. Elle a congédié à peu près tous les organisateurs noirs, qui sont allés travailler au CN.
Alors vous aviez un syndicat pour les Noirs. Il voulait se joindre à une fédération de travailleurs, le Congrès des métiers et du travail du Canada. La Fédération leur a dit qu’il fallait se joindre à un syndicat existant. Vous devez vous joindre à la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer. Mais une clause disait que le syndicat était réservé aux blancs. Ça a pris un an avant que le syndicat vote pour éliminer la clause et intègre le syndicat noir dans un syndicat blanc.
C’est devenu une sorte d’expérience multiraciale. Ils étaient discriminés de plein de manières dans le syndicat. Par exemple, ils avaient leur propre liste d’ancienneté. Pour les porteurs, il n’y avait pas de mobilité sociale. Vous ne pouviez pas avoir une promotion et devenir chef de train, parce qu’il y avait plusieurs listes d’ancienneté, ou peut-être même un syndicat distinct. Un porteur embauché était pratiquement coincé.
RP : La Fraternité canadienne des employés des chemins de fer a supprimé la clause « réservée aux blancs » de sa constitution en 1919. C’est un des premiers syndicats au Canada qui a éliminé toutes les restrictions raciales dans ses politiques. Les porteurs sont devenus des membres à part entière; ils faisaient partie de syndicats locaux entièrement composés de Noirs. Ils ont lutté vigoureusement, sans trop de succès au début, contre les systèmes d’ancienneté et les classifications d’emploi discriminatoires du CN. De son côté, le Canadien Pacifique continuait de s’opposer à la syndicalisation.
La lenteur des changements est difficile à supporter, surtout pour les porteurs qui ont appuyé les ouvriers blancs pendant la grève générale à Winnipeg, en 1919. La docteure en histoire Saje Mathieu, professeure agrégée à l’Université du Minnesota et auteure du livre North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870-1955, nous raconte une histoire peu connue à ce sujet.
Dr. Saje Mathieu (SM) : À Winnipeg en 1919, les porteurs de voitures-lits participent à une grève à la fois très grande, importante et inquiétante, qui a vraiment changé les choses. C’est devenu clair pour le gouvernement et la population canadienne que les syndicats étaient là pour de bon. Pour préserver la paix civile après la Première Guerre mondiale, il fallait que le Canada accepte cet état de fait et intègre les syndicats à sa manière de penser le travail. C’est un grand bouleversement qui s’inscrit dans une culture mondiale de contestation en milieu de travail après la Grande Guerre.
J’ai découvert que les porteurs participaient à la grève grâce à une petite note, dans laquelle ils reconnaissent avoir fait des dons au syndicat qui refusait de les intégrer. C’est le même syndicat qui, pendant des années, disait aux porteurs : « Vous n’êtes pas des hommes, on ne respecte pas assez votre travail, votre présence serait un poids et vous ne pouvez pas faire partie de cette organisation qui symbolise la modernité, la virilité et le travail. » Plutôt que de faire ce que la majorité aurait fait, c’est-à-dire rester les bras croisés et dire : « Vous aimez ça recevoir des bouteilles sur le bord de la tête, mes chers grévistes? », ils ont retroussé leurs manches, au péril de leur poste. Et ce n’est pas comme s’ils pouvaient trouver un autre emploi s’ils étaient congédiés! Ils ont répondu à l’appel.
Les grévistes manifestent devant le milieu de vie des porteurs, près des chemins de fer. Ils défilent devant leurs appartements et les commerces qu’ils fréquentent. Les porteurs regardent toute cette énergie qui pourrait facilement se tourner contre eux. Après tout, ils sont considérés comme des étrangers qui viennent « voler des emplois ». Malgré tout, ils décident courageusement de se joindre aux manifestants. Ce groupe invisible devient alors très visible quand vient le temps de prendre des risques.
C’est un sacrifice de plus, qui est peut-être encore plus dangereux que l’effort de guerre, d’une certaine manière, car on ne sait pas comment ça va finir. Les Canadiens s’inquiètent de la grève. Tout le monde s’attend à de la violence, après tout. Et ce sont des immigrants, qui pourraient être déportés. C’est donc risqué à bien des points de vue. Un troisième aspect qui me semble très important est le moment où les porteurs se réunissent pour décider de donner de l’argent à la cause. Ce qu’il faut réaliser, c’est que cet argent est enlevé à leurs enfants. C’est de l’argent qui aurait pu servir à bien d’autres choses : un repas au restaurant, une bière, un billet de cinéma, une soirée romantique ou une paire de chaussures confortables pour travailler.
Pour bien comprendre l’importance des syndicats pour ces immigrants du Kansas ou ces agriculteurs du Canada, il faut savoir qu’ils ne viennent pas de milieux syndiqués. Mais ils sont là, dans les rues de Winnipeg, au moment où elles sont les plus dangereuses. Ils sont là pour signer des chèques et contribuer aux fonds de grève. Mais les mêmes hommes, une fois le calme revenu à Winnipeg, disent : « Bon, où en étions-nous? Ah oui, pas de Noirs. Vous n’avez pas prouvé que vous comprenez l’importance des syndicats. Attendons. Attendons. Ça va trop vite. Ça va trop vite. » Les syndicalistes en ont le cœur brisé.
RP : Bien que le Canadien Pacifique s’oppose toujours à la syndicalisation, il reconnaît officiellement l’Association de secours mutuel des porteurs en 1921. Malheureusement, cet organe contrôlé par la compagnie n’améliore pas vraiment les conditions de travail.
Après la création de cette association, le Canadien Pacifique établit des procédures d’inscription, accorde des espaces de bureau et recueille des cotisations pour verser des indemnités en cas de maladie ou pour des frais funéraires. Des représentants de l’Association sont invités aux rencontres du comité sur les griefs.
Mais comme l’expliquent Harold James Fowler, de la division torontoise du Canadien Pacifique, et Roy Williams, de Calgary, cette approche paternaliste n’était qu’un écran de fumée pour éviter la formation d’un syndicat.
SG : Avez-vous le souvenir d’un comité pour le bien-être des porteurs quand vous avez commencé votre carrière?
Harold James Fowler (HF) : Si tu avais un problème, tu allais le voir, mais le patron pouvait faire de toi ce qu’il voulait, alors le comité pouvait juste supplier parce qu’il n’avait aucun pouvoir.
SG : Je vois, donc il défendait les […]
HF : Il essayait.
SG : griefs des porteurs […]
HF : C’est ça.
SG : de voitures-lits?
Roy Williams (RW) : C’était géré par la compagnie, qui dominait tout. Les porteurs n’avaient pas vraiment leur mot à dire.
SG : D’accord.
RW : Ce que disaient les porteurs avait peu d’importance pour la compagnie. Elle gouvernait avec une main de fer, et c’est elle qui prenait les décisions quand une plainte était formulée. C’est l’inspecteur de quai local, un surintendant, qui avait le dernier mot.
SG : Je vois.
RW : Souvent, la décision rendue était très inéquitable pour les porteurs. Beaucoup ont été traités injustement par la compagnie.
RP : Dorothy Williams, auteure des ouvrages fondamentaux Blacks in Montreal: 1628-1986 and The Road to Now: A History of Blacks in Montreal, explique comment cette stratégie de la compagnie créait de la division et enlevait tout pouvoir aux hommes.
Dr. Dorothy Williams (DM) : C’est un moyen subtil de détruire un syndicat, et ça a monté les hommes noirs les uns contre les autres. Certains se disent : « On se fait avoir par le Canadien Pacifique, alors s’ils veulent donner de l’argent à notre communauté, on va les laisser faire. » D’autres se disent : « Pas question, il ne faut pas leur devoir quoi que ce soit parce que ça complique les négociations plus tard. En plus, on va finir par leur appartenir si on accepte leurs cadeaux. » Il y a donc deux points de vue opposés. La main-d’œuvre noire n’était pas unifiée, ce qui aidait la compagnie à appliquer rigoureusement la loi. Vous n’êtes pas un syndicat officiel, alors on n’est pas obligés de négocier avec vous.
RP : Malgré ses lacunes, l’Association de secours mutuel devient une organisation importante pour les porteurs. Elle fournit des salles de réunion, des installations récréatives et, à certains endroits, des lieux d’hébergement pour les employés en transit.
Par contre, les conditions de travail abusives persistent, comme les faibles salaires et la privation extrême de sommeil. De plus, la compagnie garde le pouvoir presque total d’imposer des sanctions, de régler les plaintes et de congédier des employés.
Reprenons la discussion entre Roy Williams et Stanley Grizzle pour comprendre les profondes conséquences du mépris des porteurs.
RW : Il n’y avait aucune sécurité d’emploi. Absolument aucune. Autrement dit, je ne savais jamais quand je pourrais me faire congédier. Je pouvais me faire congédier pour un caprice d’un inspecteur de quai ou d’un autre employé, qui n’avait peut-être même rien à voir avec [inaudible; 30:41]. Et ma parole ne valait presque rien. Autrement dit, je ne faisais pas de vagues. J’étais un peu comme un petit garçon. Je n’avais pas le privilège de parler, même quand je savais que j’avais raison. J’ai subi beaucoup de mauvais traitements et j’étais tanné. Je ne pouvais pas répliquer ou me défendre, même si je savais que j’avais raison. C’est ça, je me sentais un peu comme un enfant. J’avais l’impression qu’un syndicat me protégerait et me donnerait droit à une véritable audience, comme les autres employés. Le comité de la compagnie ne nous donnait pas ça. Et je trouvais qu’il fallait améliorer nos conditions de travail.
RP : Au fil du temps, les porteurs ont constaté que le Canadien Pacifique n’arrêterait jamais de s’opposer au syndicat. Pour que les choses changent, il fallait dissoudre l’Association de secours mutuel des porteurs, contrôlée par la compagnie. Les porteurs, menés par les militants du travail John Arthur Robinson, de Winnipeg, et Charles Ernest Russell, de Montréal, vont chercher de l’aide au sud de la frontière.
La docteure en histoire Melinda Chateauvert, auteure du brillant ouvrage Marching Together: Women of the Brotherhood of Sleeping Car Porters, nous parle du mouvement syndical qui réussit à se mettre en place aux États-Unis pendant la première moitié du vingtième siècle.
Melinda Chateauvert (CM) : L’idée d’organiser la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs a germé dans la tête de porteurs à Chicago. La Pullman Association a réprimé de plusieurs manières toute résistance organisée contre les politiques du travail de la Pullman Company. Tout a commencé aux États-Unis avec la grande grève des chemins de fer de 1892, dirigée par Eugene Debs. […]
Cette grève, et les efforts de Debs pour organiser les employés des chemins de fer, ont eu pour effet de radicaliser les fraternités des chemins de fer, qui existaient depuis un bon moment déjà.
Pour s’organiser, les porteurs de voitures-lits ont décidé qu’ils voulaient une fraternité qui représenterait les Noirs, et qui serait au même niveau que les chefs de train et que d’autres fraternités sur les chemins de fer. Tous les syndicats des chemins de fer pratiquaient la ségrégation raciale, et leurs constitutions interdisaient explicitement l’adhésion de travailleurs noirs. Raison de plus pour créer une organisation de porteurs de voitures-lits qui défendrait la majorité des travailleurs noirs.
Ils cherchaient donc un président qui serait l’organisateur en chef de ce qui allait devenir la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs. Ils ont décidé d’embaucher quelqu’un à l’extérieur de Chicago, en partie parce que les stratégies et l’appareil de surveillance de la Pullman Company étaient tellement efficaces qu’une personne de la région subirait toutes sortes de représailles.
Ils se sont tournés vers Asa Philip Randolph, à New York. Randolph avait une certaine expérience vu qu’il avait essayé d’organiser d’autres travailleurs noirs, mais en vain. Il était bien connu en tant qu’éditeur de la revue radicale The Messenger, qui s’adressait spécifiquement à un public noir et abordait souvent des problématiques sous un angle socialiste. C’est lui qui a été embauché pour présider la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs et diriger le travail d’organisation.
RP : Ensemble, Robinson et Russell sont entrés en contact avec Randolph en 1937. Grâce au perfectionnement de ses liens de meneur d’hommes et de ses tactiques organisationnelles, Randolph a joué un grand rôle dans le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Ayant appris de ses premiers échecs, il a passé une bonne partie de l’entre-deux-guerres à travailler avec les porteurs de voitures-lits de la Pullman Company. Ses efforts ont mené à la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs. C’est le premier syndicat dirigé par des Noirs qui reçoit l’agrément de la Fédération américaine du travail. Cette année-là, Randolph réussit à négocier sa première convention collective.
Pour Robinson, Russell et leurs alliés syndicalistes, la nouvelle alliance transnationale avec la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs des États-Unis est un des seuls moyens de lutter à la fois contre le Canadien Pacifique et le Congrès des métiers et du travail du Canada, un organe qui continue de défendre les syndicats réservés aux blancs.
La démarche est cependant audacieuse et risquée, comme l’explique George Forray, de Montréal. L’alliance avec le mouvement syndical américain pouvait mener au congédiement, voire à une inscription sur une liste noire. Ces hommes, s’ils ne peuvent plus travailler comme porteurs, n’ont plus beaucoup d’options pour nourrir leur famille. Certains porteurs ne voient donc pas le mouvement syndical d’un bon œil.
SG : Expliquez-nous comment la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs est apparue.
George Forray (GF) : Tout était secret à ce moment-là. Personne ne savait ce qui se passait, sauf les membres du comité de bien-être, parce que ce sont eux qui ont été contactés par la Fraternité, naturellement. La Fraternité avait déjà sondé le terrain auprès des membres du comité. À l’époque, ce groupe était un peu la voix des porteurs. Je pense que la moitié des porteurs n’avaient aucune idée de ce qui se passait.
SG : OK.
GF : Ceux qui participaient restaient dans l’ombre par crainte des représailles de la compagnie. Les syndicats n’étaient pas officiellement reconnus au Canada à l’époque. C’est pendant la guerre que le gouvernement a adopté des lois pour obliger les grandes compagnies, qui employaient un certain nombre de personnes, à accepter les syndicats. Les compagnies ne pouvaient pas refuser les syndicats, mais il y avait beaucoup de conséquences, des contrecoups.
SG : D’accord.
GF : Il fallait faire attention, parce que les hommes n’étaient protégés par personne. Le groupe pour le bien-être était là, mais il ne pouvait rien faire si un porteur avait de gros problèmes avec la compagnie.
SG : Je vois.
GF : Ils pouvaient seulement intervenir dans les cas sans gravité. C’était juste pour dire que vous aviez un représentant pour parler à votre place, parce que les hommes à l’époque étaient très timides. Ils étaient intimidés. Les blancs qui représentaient la compagnie traitaient les hommes comme des enfants. Ils pouvaient intimider les porteurs parce qu’ils n’étaient rien de plus qu’une pièce d’équipement. C’est comme ça qu’ils nous appelaient, des pièces d’équipement. Tant que les voitures roulaient, on roulait aussi. On n’avait aucun droit.
RP : obinson et Russell ont établi de bonnes relations avec Randolph et d’autres dirigeants de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs aux États-Unis. À partir de là, les efforts s’accélèrent pour intégrer les porteurs du Canadien Pacifique à ce qui s’appelle maintenant la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs. Monsieur Williams décrit les événements et son rôle à Calgary.
SG : Parlez-moi de la création de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs. Y avez-vous participé?
RW : Oui, j’ai participé. Quand la délégation à Montréal nous a dit que notre frère Randolph venait au Canada pour organiser le syndicat, ils nous ont conseillé de créer nos comités et de recueillir les cotisations pour financer sa présence à Montréal, avec le comité. J’ai été élu pour recueillir les cotisations à Calgary. J’étais un des premiers à faire ça à Calgary, 2 $ par homme.
RP : Le travail d’organisation des porteurs du Canadien Pacifique se poursuit pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il est facilité par les voyages des porteurs et les échanges d’information entre les communautés noires au Canada et aux États-Unis.
En 1942, le neveu de Robinson, Arthur R. Blanchette, prend la relève de son oncle. En moins d’un an, lui et Randolph négocient l’une des conventions collectives les plus avantageuses de l’histoire. L’adoption des règlements sur les relations de travail en temps de guerre, en 1944, a certainement aidé. Ces lois nationales protègent le droit des travailleurs à se syndiquer dans les milieux de travail qui relèvent du gouvernement fédéral. (Williams, p. 88) La première convention collective entre la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs et le Canadien Pacifique est conclue en février 1945.
C’est une grande victoire, mais une transition ardue se profile à l’horizon. Joseph M. Sealy, ancien président et vice-président de la section montréalaise de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs, nous explique.
Joseph M. Sealy (JS) : Les inspecteurs de quai, que ce soit à Montréal, Toronto, Winnipeg, Calgary ou Vancouver, ont mis du temps à vraiment comprendre ce qu’est un syndicat.
SG : Oui.
JS : Alors ils ont très souvent violé les règles, et très souvent ils ont été punis.
SG : Oui, et ça menait à des demandes de règlement.
JS : C’est ça, et ils devaient payer.
RP : Malgré les défis, les gains obtenus dans cette convention collective historique, négociée en 1945 entre la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs et le Canadien Pacifique, améliorent radicalement les conditions de travail des hommes noirs. Odell Holmes, ancien président des sections de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs à Calgary et Vancouver, et M. Sealy, que nous avons déjà présenté, nous parlent des effets de cette convention et des pouvoirs que les porteurs ont obtenus grâce à elle.
Odell Holmes (OH) : Pour les conditions de travail, nous avons fait baisser le nombre d’heures de travail à 208 heures par mois.
SG : C’était combien avant?
OH : J’oublie le chiffre exact, mais quand tu travaillais 30 jours par mois, 24 heures sur 24, ça donnait environ 700 heures, quelque chose comme ça. On a baissé ça à 208 heures, ce qui était plutôt habituel pour les travailleurs au Canada. Ce n’était pas comme la Pullman Company. À l’époque, je pense qu’ils étaient à 205 heures, mais on s’est quand même rendus à 208. C’était une baisse importante. Et on a obtenu plus de respect de la direction. Notre salaire a beaucoup augmenté et on gagnait suffisamment. Ça nous a donné la chance de nous présenter devant la direction et de soutenir nos arguments, de parler de nos horaires. On n’était plus obligés de se soumettre quand l’homme du quai ou qui que ce soit nous disait : « Voilà, c’est tout ce que vous aurez. » On pouvait lui montrer le livre des règlements pour lui faire savoir qu’on avait droit à ci ou ça. Et il devait respecter le règlement, parce que la direction a appris ce que c’était de travailler avec une convention collective.
SG : Je vois.
OH : Les choses ont énormément changé à tous les points de vue. Et pour le mieux.
SG : Comment tel ou tel représentant de la compagnie traitait les porteurs individuellement? Est-ce qu’il y avait plus de discussions?
JS : J’ai une réponse touchante à cette question. C’est mémorable parce que quand j’ai commencé, je n’entendais jamais mon nom. Quand la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs est arrivée, plutôt que de me faire appeler « Porteur », John, Henry ou quelque chose comme ça, on m’appelait enfin J. M. Sealy. Je savais qui j’étais. Les inspecteurs me respectaient plus, mais aussi… comment les appeler, les cadres?
SG : Mm-hmm.
JS : En fait, je suis devenu… je ne veux pas sauter des étapes, mais c’était beaucoup mieux. Tout allait beaucoup mieux. C’était devenu un plaisir d’aller travailler.
RP : Pendant ce temps, les porteurs du CN, qui faisaient partie de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer, cherchaient le moyen d’éliminer la ségrégation de la compagnie dans la classification des postes et la comptabilisation de l’ancienneté. En 1927, la compagnie et le syndicat ont convenu de diviser le personnel en deux groupes. Le premier comprend les employés des voitures-restaurants et les chefs des voitures-lits, et le second, les porteurs. Les conventions collectives distinctes mentionnent que l’ancienneté et la promotion des employés se limitent au groupe dans lequel un employé a été embauché. Les travailleurs noirs sont donc condamnés à rester porteurs. Ils ne peuvent changer de poste ou recevoir une promotion au CN.
Devant la lenteur des progrès au cours des années suivantes, Randolph a appelé les porteurs du CN à se joindre à la Fraternité internationale des porteurs de wagons-dortoirs, après la signature de la première convention collective avec le Canadien Pacifique, en 1945. Des changements sont survenus après des manifestations qui ont attiré des milliers de personnes partout au pays. La Fraternité canadienne des employés des chemins de fer a notamment nommé un représentant noir, E. L. Swift, pour faire valoir les revendications des porteurs auprès de la direction. Les syndiqués noirs ont donc décidé de rester dans leur syndicat interracial. C’était un changement important qui a aidé des hommes noirs à accéder aux échelons supérieurs de ce syndicat national.
Il faudra plusieurs décennies au CN pour éliminer la ségrégation dans les classifications de poste et les systèmes d’ancienneté (Calliste). Ce n’est qu’en 1964, avec la création de la Fraternité canadienne des cheminots, employés des transports et autres ouvriers, que les serveurs, les superviseurs et d’autres groupes non qualifiés relèvent d’une même convention collective, sans distinction de couleur. Ce changement mènera à l’établissement d’une liste d’ancienneté conjointe, très controversée, qui permettra à des porteurs de voitures-lits du CN de gravir les échelons.
Dans la collection d’entrevues de Stanley Grizzle, il y a très peu de témoignages sur l’importance de ces victoires syndicales pour les porteurs du CN. On peut quand même penser que les impressions des travailleurs du Canadien Pacifique, qui prédominent dans cette collection, sont partagées dans les autres compagnies.
Pour conclure, écoutons les réponses de Charles Allen Milton Hogg et Clarence Este quand Grizzle leur demande de résumer l’impact de la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs sur leurs vies, leurs familles et la communauté en général.
Charles Allen Milton Hog (CH) : Bien, je peux dire qu’on ne doit pas sous-estimer l’influence de la Fraternité des porteurs sur la communauté noire dans son ensemble parce qu’à l’époque, la voix de la Fraternité de presque toutes les régions représentait la voix des Noirs. C’était la seule voix qu’ils avaient… Ils ont acquis un respect pour eux-mêmes et de la dignité… Même chez les jeunes d’aujourd’hui, on peut remonter jusqu’à la source… mais, la chose de base, la chose la plus fondamentale que les jeunes d’aujourd’hui peuvent [inaudible], c’est ce respect et cette dignité. C’est, à mon avis, ce qui a servi de fondement à la création de la Fraternité et à ses idéaux. L’homme noir s’en est imprégné, et c’est vrai encore aujourd’hui.
SG : Pensez-vous que la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs a amélioré les choses pour la communauté en général ou la communauté noire en particulier? À part en augmentant les salaires et en améliorant les conditions de travail?
Clarence Este (CE) : Certainement. La Fraternité a donné un sentiment de fierté aux porteurs. Avec l’appui de la Fraternité, les porteurs sentaient qu’ils pouvaient lutter pour obtenir justice. La Fraternité leur a donné du courage et le droit de ne pas s’écraser, de faire valoir la justice, la vérité et leurs intérêts.
SG : D’accord. Pensez-vous que la Fraternité a engendré d’autres organisations, ou donné plus de force à des organisations qui existaient déjà?
CE : C’est sûr. À l’époque, la Fraternité des porteurs de wagons-dortoirs était la principale organisation à Montréal. Tous ceux qui avaient besoin de conseils, d’aide ou de moyens de subsistance pouvaient s’adresser à la Fraternité.
RP : Les victoires syndicales dont nous avons parlé n’auraient pas été possibles si les porteurs n’avaient pas eu l’appui de femmes fortes et dévouées. Dans le cinquième épisode de Confidences de porteurs, nous parlerons de quelques-unes de ces femmes qui ont pris les choses en main à la maison et dans la communauté. Sans leur détermination et leur persévérance, il aurait été difficile de progresser puisque les hommes passaient le plus clair de leur temps dans les trains.
Helen Williams-Bailey (HWB) : Je pense que les femmes devraient appuyer les hommes qui font partie de leur vie. Et je suppose que vous connaissez le dicton : derrière chaque bon homme se cache une grande dame. [Rires]
Frank Collins (FC) : Oui, ça prenait l’appui des femmes pour avoir un syndicat solide, parce que sans elles à vos côtés, vous n’alliez pas bien loin.
RP : Pour en savoir plus sur Helen Williams-Bailey, Frank Collins et d’autres personnes qui ont accueilli Stanley Grizzle chez eux à la fin des années 1980, abonnez-vous au balado Découvrez Bibliothèque et Archives Canada. Vous recevrez les épisodes à mesure de leur diffusion. Ensemble, ils offrent un aperçu de la vie des Noirs au vingtième siècle et de leur quotidien sur les chemins de fer ou ailleurs. Des chercheurs et des historiens noirs de renom placeront les expériences des porteurs dans leur contexte pour nous aider à comprendre les très nombreux obstacles que ces citoyens ont réussi à surmonter à force de persévérance.
Merci d’avoir été des nôtres. Ici Richard Provencher, votre animateur. Vous écoutiez Confidences de porteurs, la première saison de la série Voix dévoilées.
Nous remercions tout particulièrement nos invités : Melinda Chateauvert, Steven High, Saje Mathieu et Dorothy Williams. Leurs notices biographiques se trouvent dans les notes du présent épisode, où vous trouverez aussi des références temporelles menant au contenu de l’entrevue originale dans la collection Grizzle. N’hésitez pas à diffuser ces histoires dans votre entourage!
Nous remercions également les personnes qui ont traduit cet épisode et qui ont fait le doublage en français : Roldson Dieudonné, Gérard-Hubert Étienne, Gbidi Coco Alfred, Lerntz Joseph, Euphrasie Mujawamungu, Frédéric Pierre, et Christelle Tchako Womassom.
La chanson thème de « Confidences de porteurs », Jazz Dance, a été composée par Paul Novotny, musicien et producteur de renommée. La musique de Joe Sealy, célèbre pianiste de jazz et fils d’un porteur, a également été utilisée pour cet enregistrement.
Toutes les autres pièces de musique figurant dans cet épisode proviennent de la bibliothèque sonore de BlueDotSessions.com.
Cet épisode a été produit, écrit et monté par Tom Thompson, Jennifer Woodley et Stacey Zembrzycki.
Pour obtenir plus d’information sur nos balados, rendez-vous sur la page d’accueil du site Web de Bibliothèque et Archives Canada, entrez « balado » dans la barre de recherche du coin supérieur droit et cliquez sur le premier lien. Si vous avez des questions, des commentaires ou des suggestions, communiquez avec l’équipe du balado à l’adresse électronique indiquée au bas de la page de l’épisode.