Transcription de « Qui étaient les porteurs ? » L’épisode 2
Richard Provencher (RP) : Cette émission contient des termes offensants pouvant causer un préjudice psychologique pour faire référence aux communautés noires au Canada. De plus, certains témoignages décrivent des actes de violence physique et verbale difficiles à supporter.
Découvrez Bibliothèque et Archives Canada présente Confidences de porteurs. Cette minisérie décrit les expériences vécues par des hommes noirs du vingtième siècle qui ont travaillé comme porteurs de voitures-lits pour les chemins de fer Canadien National et Canadien Pacifique. Les porteurs, leurs femmes et leurs enfants racontent des histoires d’adversité, mais aussi de résilience.
Bienvenue à la première saison de Voix dévoilées, une série qui donne la parole aux communautés sous-représentées et marginalisées grâce à la vaste collection d’histoire orale de Bibliothèque et Archives Canada. Les récits sur les injustices, les conflits, la persévérance et la résolution de problèmes aident à comprendre l’influence du passé sur la vie présente. Ils nous incitent aussi à chercher de nouvelles voies pour un avenir meilleur.
Ici Richard Provencher, votre animateur pour la première saison de Voix dévoilées. Je suis ravi de vous présenter les histoires qui sont au cœur de la minisérie Confidences de porteurs.
James Laverne Robbins (JLR) : J’aimais la camaraderie qui régnait entre les porteurs. Mais j’étais là pour le travail, pour pouvoir m’en sortir et élever ma famille. Les hommes noirs ne pouvaient pas trouver de travail ailleurs; en tout cas, difficilement.
Harry Gairey père (HG) : Je n’avais jamais fait ce genre de travail, avant. Et une des choses que je n’aimais pas… Sous les belles apparences, c’était un travail de serviteur, de femme de chambre. Je n’aimais pas du tout ça. Mais j’ai fait de mon mieux, parce que c’était le seul boulot que je pouvais obtenir à l’époque.
George Forray (GF) : C’était un enseignement que je n’aurais pu recevoir dans aucune université. C’était l’école de la vie, sous toutes ses facettes. Je n’aurais jamais pu acheter, mériter ou étudier tout ça. Il fallait que je le vive.
Roy Williams (RW) : Parfois, mon travail me plaisait, parce que je voulais être productif et améliorer mon sort et celui de ma famille. Ça m’a donné la chance de rencontrer des gens et d’aller à des endroits que je n’aurais pas vus autrement.
RP : Les Canadiens noirs ont toujours rêvé d’un avenir meilleur. Ils rêvaient de vivre d’égal à égal avec les Blancs; de voir la fin du racisme et de la discrimination envers les Noirs; et de pouvoir étudier et accéder à des emplois bien rémunérés, dans les domaines de leur choix.
Les hommes que vous venez d’entendre se sont accrochés à plusieurs rêves, eux aussi. Harry Gairey père quitte la Jamaïque pour le Canada dans l’espoir d’y trouver un meilleur emploi que celui qu’il occupe, adolescent, dans une fabrique de cigares. George Forray souhaite décrocher un diplôme universitaire pour assurer son indépendance financière. Roy Williams fonde ses espoirs sur son esprit d’entreprise : avec l’aide de ses frères, il fait tout en son pouvoir pour créer une compagnie de construction. Ils espèrent ainsi établir eux-mêmes leurs conditions de travail et devenir leurs propres patrons.
Et pourtant, malgré tous leurs rêves, ces hommes sont devenus porteurs de voitures-lits, freinés par le racisme omniprésent et les structures systémiques et institutionnelles. Exploités, ils ont su puiser dans leur humanité pour aller de l’avant. Avec leurs modestes chèques de paye, ils ont pu aider leurs familles et leurs communautés, permettant à d’autres de continuer à rêver et de changer les choses.
Au 19e siècle, les chemins de fer canadiens jouent un rôle essentiel pour l’Empire britannique : grâce à eux, le modèle de colonisation du Canada peut aller de l’avant. Ce modèle repose sur le pouvoir des Blancs, qui dépossèdent les peuples autochtones de leurs territoires ancestraux. Mais les compagnies de chemin de fer canadiennes s’en inspirent aussi pour prospérer tout en exploitant leur main-d’œuvre. Voir les personnes racisées comme de simples ressources à exploiter témoigne de la profonde inhumanité qui a accompagné la colonisation des terres et l’exploitation des ressources naturelles dans ce pays.
Nous devons mettre la question de la race au cœur de cette discussion pour pouvoir enfin commencer à comprendre les expériences des porteurs. Elles sont aussi diverses que complexes, mais toutes liées à des obstacles bien ancrés, issus de l’oppression; des obstacles qui, trop souvent, ont été ignorés, et même effacés, de nos récits sur le Canada.
Les premières voitures-lits de la Pullman’s Palace Car Company ont fait leur apparition aux États-Unis après l’assassinat du président Abraham Lincoln. Véritables hôtels sur roues, elles arrivent au Canada en 1870. Des ouvriers canadiens les fabriquent dans un atelier du quartier Pointe-Saint-Charles, à Montréal. Le modèle d’affaires de George Pullman – embaucher des Afro-Américains pour répondre aux moindres désirs des passagers – est au cœur du fonctionnement des voitures-lits. Cecil Foster est directeur du Département d’études transnationales de l’Université de Buffalo et auteur de They Call Me George: The Untold Story of Black Train Porters and the Birth of Modern Canada. Il nous fait découvrir en quoi consistait le service de luxe de la compagnie Pullman.
Cecil Foster (CF) : Quand les passagers montaient à bord, Pullman voulait qu’ils aient l’impression d’entrer dans une grande maison du sud des États-Unis, à l’époque précédant la guerre de Sécession. Ils étaient traités comme des invités. On les prenait complètement en charge. On cirait leurs chaussures. On dépliait leurs draps avant qu’ils se mettent au lit. On leur servait les mets les plus raffinés. Un majordome était là pour eux; une femme de chambre, aussi. On répondait à toutes leurs demandes; bref, on leur offrait un service de première classe. C’était littéralement un service en gants blancs. Impossible de trouver un seul grain de poussière dans ces voitures.
Selon Pullman, les meilleures personnes pour accomplir ce travail auraient été les anciens esclaves noirs du sud des États-Unis. À l’époque, il y en avait beaucoup au chômage. Pullman s’est rendu aux États-Unis et les a choisis lui-même. Il les a formés, pour en faire une sorte d’armée.
RP : Dorothy Williams est l’auteure de deux textes importants, intitulés Blacks in Montreal: 1628-1986 et The Road to Now : A History of Blacks in Montreal. S’appuyant sur les propos de Cecil Foster, elle montre comment l’influence de George Pullman va bien au-delà de ses voitures-lits : elle a littéralement façonné le travail des Noirs au Canada, et en particulier celui des employés du Canadien Pacifique.
Dorothy Williams (DW) : William Van Horne dirigeait le Canadien Pacifique, et il avait été l’apprenti de George Pullman aux États-Unis. Ça ne l’empêchait pas d’être au fait des enjeux raciaux propres à Montréal et au Canada; mais sa formation lui avait montré comment utiliser les hommes noirs. Alors pour créer un modèle canadien calqué sur celui de Pullman, il s’est inspiré de sa formation aux États-Unis, où le marché du travail était marqué par la ségrégation. À ses yeux, les voyages de luxe rimaient avec les employés afro-américains, au Canada aussi.
RP : La conceptualisation de l’esclavage, avant la guerre de Sécesssion, n’a pas seulement séduit les Américains, mais les Canadiens aussi. L’esclavage a contribué à façonner le colonialisme, tout comme le vol des terres autochtones, d’ailleurs.
Comme l’explique Natasha Henry-Dixon historienne et experte de l’histoire afro-canadienne, la construction sociale du concept de race, au Canada, a reproduit ce qu’on retrouvait dans d’autres lieux colonisés du Nouveau Monde : c’est-à-dire l’idée de la supériorité blanche, renforcée par les différences raciales et l’infériorisation des personnes d’origine africaine. La société esclavagiste anglaise a été transplantée au Canada, ce qui a mené au déracinement des travailleurs asservis et à l’instauration de lois, de systèmes économiques et de pratiques sociales semblables à ceux des États-Unis. Elle était fondée sur les mêmes idées du travail, de l’identité raciale et de l’esclavage africain.
La formation de William Van Horne a trouvé un écho favorable dans la culture organisationnelle du Canadien Pacifique, parce que les structures nécessaires à son application étaient déjà dominantes au Canada. Il s’agit là d’une autre forme de travail extractif, qui continue à arrimer les corps noirs au paysage de la nation et, par extension, à son économie.
Cette conviction bien ancrée – l’infériorité des hommes, des femmes et des enfants noirs – avait servi à justifier l’esclavage, et a continué de nourrir le racisme à l’endroit des Noirs. Bien que le Canada n’ait jamais établi de cadre juridique comparable aux lois américaines Jim Crow, qui soutenaient la séparation et des inégalités flagrantes, la ségrégation raciale y existait pourtant et régissait le quotidien des Noirs. Pour Saje Mathieu, professeure associée en histoire à l’Université du Minnesota et auteure de North of the Color Line: Migration and Black Resistance in Canada, 1870-1955, les structures qui ont limité l’ascension sociale des Noirs ont continué à suivre les schémas historiques que nous venons de décrire.
Saje Mathieu (SM) : Je pense qu’on va entendre parler de plus en plus des lois Jim Crow dans la littérature canadienne. Soyons clairs : les lois Jim Crow cautionnent un système politique soutenu par la violence. Ce système repose sur la séparation de tous les aspects de la vie en fonction de la race; surtout entre les Blancs et les Noirs, aux États-Unis, mais ça touchait aussi d’autres personnes de couleur.
C’était donc très important pour moi d’expliquer, au début de mon livre, que nous avions au Canada ce que j’appelle un système « Jacques Crowe. » Ce système se montrait au grand jour. En Amérique du Nord, nous n’avions pas nécessairement des lois très explicites, mais nous avions quand même plus de lois que les gens le pensent; des lois interdisant aux Noirs d’utiliser les patinoires publiques, d’aller à l’école, d’aller dans les cinémas ou d’acheter des maisons. Des pratiques très courantes aux États-Unis.
Le Canada a donc repris des éléments du modèle américain Jim Crow, puis l’a adapté à son contexte politique et culturel. Ce qui fait que les politiques de Jacques Crow, au Canada, étaient beaucoup plus claires, dangereuses et nuisibles qu’elles ne l’étaient aux États-Unis à la même époque.
RP : Steven High, professeur d’histoire à l’Université Concordia et auteur de Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence, and Class, explique comment les structures systémiques et institutionnelles du modèle Jacques Crow se sont enracinées à Montréal, alors le berceau de la révolution industrielle du Canada, et comment elles ont limité les possibilités d’emploi offertes aux Noirs.
Steven High (SH) : Presque toutes les familles noires de Montréal qui ont vécu à Montréal pendant un certain temps ont un lien avec le chemin de fer. Selon certains historiens, jusque dans les années 1950, 90 % des hommes noirs travaillaient pour le chemin de fer. Les raisons en sont assez claires : le racisme envers les Noirs était omniprésent. Beaucoup d’usines, le long du canal de Lachine, refusaient d’embaucher des Noirs, même si la communauté noire vivait tout près.
Ainsi, 90 % des hommes noirs travaillaient dans les gares comme porteurs, bagagistes, serveurs et cuisiniers. Ces emplois étaient exclusivement réservés à la main-d’œuvre noire. Cette structure très formelle, dans les compagnies de chemin de fer, jouait à l’encontre des Noirs, car ils ne pouvaient pas accéder à d’autres postes. On les a ainsi exclus de nombreux emplois. Et en retour, puisque certains emplois leur étaient exclusivement réservés, les compagnies des chemins de fer n’avaient d’autre choix que d’embaucher des Noirs pour pourvoir ces postes.
Dans leur milieu, les porteurs étaient presque vus comme une élite, parce que les compagnies des chemins de fer (et en particulier le Canadien Pacifique) les recrutaient souvent dans les collèges noirs américains. C’étaient des hommes très instruits qui occupaient ces emplois de cols blancs – des emplois mobiles. Donc, dans leur communauté, ils étaient vus comme une élite, même si, pour la compagnie, ils étaient au bas de l’échelle.
RP : Pour reproduire au Canada le service de luxe de George Pullman, il a fallu que des migrants noirs (d’abord originaires des États-Unis, puis des colonies britanniques des Caraïbes) soient recrutés comme porteurs de voitures-lits pour le Canadien Pacifique et le Canadien National. Steven High explique :
SH : Jusque dans les années 1960, la politique d’immigration du Canada excluait beaucoup de personnes; elle était discriminatoire envers les personnes qui n’étaient pas de race blanche ou protestantes. L’accès au pays était une question hautement politique, et les personnes qui ne répondaient pas à ces critères n’ont été autorisées à immigrer que dans certaines circonstances.
Pensons par exemple à la main-d’œuvre asiatique ou chinoise qui a aidé à construire les chemins de fer du Canadien National et du Canadien Pacifique, dans les années 1880. Mais le gouvernement ne voulait pas que ces immigrants s’établissent ici pour de bon, donc il ne leur permettait pas de faire venir leurs familles. Et il leur imposait aussi des taxes d’entrée.
Bien sûr, cette discrimination visait aussi les Noirs qui immigraient au Canada en provenance des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou des Caraïbes. Mais l’industrie voulait une main-d’œuvre bon marché, et en employant des personnes non blanches, elle pouvait diminuer les salaires. Je disais tout à l’heure que le Canadien Pacifique recrutait ses porteurs dans les collèges noirs des États-Unis. La compagnie y avait ses entrées. Elle avait assez d’influence pour faire venir cette main-d’œuvre au Canada. Si ces mêmes personnes avaient essayé d’immigrer au Canada par leurs propres moyens, ça aurait été beaucoup plus difficile. L’industrie était donc un acteur majeur de l’immigration. C’était le cas, et ça l’est encore aujourd’hui.
RP : Paula Hastings est une historienne experte de l’Empire britannique et de ses relations coloniales avec le Canada et les Caraïbes. Selon elle, les décideurs politiques canadiens ont adopté des politiques d’immigration discriminatoires pour maintenir le mythe de l’homogénéité de la race blanche, et cela, pendant près d’un siècle après la Confédération. Saje Mathieu explique comment le Canadien Pacifique a contourné ces politiques d’immigration pour embaucher des Afro-Américains capables de répondre aux exigences du service de première classe.
SM : Dans l’imaginaire collectif, le Chemin de fer Canadien Pacifique était un emblème du Canada, n’est-ce pas? Les dirigeants de la compagnie pensaient donc que le gouvernement devait les accommoder. Donc, même si l’immigration était encadrée par des règles, le Canadien Pacifique devait pouvoir les contourner.
Le Canadien Pacifique envoyait donc régulièrement des agents aux États-Unis pour courtiser les jeunes Noirs, même si c’était illégal. Les agents s’y rendaient surtout en été et tentaient de les convaincre de venir travailler sur les chemins de fer. Ce n’était pas facile de trouver les candidats parfaits, alors ils ont été stratégiques : ils sont allés recruter dans des collèges et des universités noirs.
Les candidats devaient pouvoir répondre à des questions sur la géographie, l’histoire ou la politique canadiennes, au cas où un client voudrait faire la conversation. Mais il ne fallait pas qu’ils soient trop intelligents et qu’ils se mettent à parler de communisme, de révolution et d’autres choses du genre. Ils devaient aussi être jeunes, et idéalement, avoir un accent du sud des États-Unis, pour que les voyageurs aient l’impression de vivre une expérience authentique. Et pas besoin d’avoir déjà travaillé sur les chemins de fer pour obtenir un poste.
Les agents du Canadien Pacifique délivraient des cartes de la compagnie aux hommes qui étaient choisis, et il suffisait de présenter ces cartes à la frontière. Pas besoin d’autres documents de voyage. Ça permettait de contourner les mesures, toujours plus strictes, empêchant les Noirs d’entrer au Canada. Pensons au décret en conseil de 1911, qui a interdit l’immigration des Noirs pendant un an, ou encore au zèle des agents frontaliers, qui se disaient les défenseurs de notre frontière.
RP : Pour Dorothy Williams, les conséquences de cette situation étaient claires.
DW : Vous les scolarisez le plus possible, puis vous les payez le moins possible : c’est la recette parfaite pour devenir millionnaire dans ce système capitaliste! Et les Noirs ont été contraints de subir cela après la fin de l’esclavage aux États-Unis.
RP : Les contrats d’été ont amené plusieurs étudiants afro-américains vers le Nord, pour répondre à la demande de l’industrie du tourisme et, plus tard, pour combler la pénurie de main-d’œuvre en temps de guerre. Clarence Coleman était l’un de ces jeunes hommes noirs. Il ne voyait peut-être pas tous les schémas bien rodés du racisme et de l’oppression qui ont mené à son embauche; c’est rare qu’on voit les racines des problèmes que nous sommes en train de vivre. Mais il comprenait parfaitement comment ces schémas l’avaient attiré vers le métier de porteur.
Clarence Coleman (CC) : À l’époque, je pense que le Canadien Pacifique venait chercher ses porteurs dans le sud des États-Unis, parce qu’ils étaient plus habitués à servir. La compagnie voulait calquer son modèle sur celui de George Pullman. Et tous les porteurs de la Pullman’s Palace Car Company étaient noirs. La compagnie aurait pu les faire venir de l’Ouest, ou de n’importe quel autre endroit; mais les Noirs du sud des États-Unis étaient plus habitués au service. Et je pense que c’est ça qu’on recherchait.
RP : Clarence Coleman n’est jamais retourné chez lui, à Nashville, dans le Tennessee. Il avait étudié deux ans en théologie au National Baptist Theological Seminary. Plusieurs étudiants de cette institution ont participé activement au mouvement des droits civiques. Clarence Coleman a arrêté ses études en 1946, puis il a consacré quinze ans de sa vie à la division montréalaise du Canadien Pacifique. Il n’a pas dit à Stanley Grizzle pourquoi il était resté au Canada. Mais d’autres, comme Dick Bellamy, le lui ont expliqué.
Essex Silas Richard “Dick” Bellamy (DB) : Je faisais mes études à l’Université Fisk. Cette année-là, la compagnie avait envoyé son surintendant de Winnipeg à Nashville, au Tennessee, pour embaucher des hommes pour l’été. J’avais besoin d’un emploi pour poursuivre mes études; j’ai donc décidé de venir au Canada en 1927.
Stanley Grizzle (SG) : Puis-je vous demander ce que vous avez étudié à l’Université Fisk?
DB : Je préparais mon baccalauréat ès arts.
SG : Vous y êtes retourné?
DB : Non. Je devais travailler un an pour amasser assez d’argent pour y retourner. Mais je n’ai pas pu, à cause de ma mère. Elle était veuve, et elle avait encore une hypothèque à payer, auprès de la Simmons National Bank. Je savais qu’à son âge, elle ne pourrait plus travailler, même si elle croyait pouvoir trouver quelque chose. Mais quoi? Elle n’avait jamais eu d’emploi. Alors pour lui éviter de travailler, j’ai pris ma famille en charge, et j’ai pris soin de ma mère. Je l’ai fait tant que le Canadien Pacifique m’a employé. On me payait toutes les deux semaines, et j’envoyais de l’argent à ma mère.
RP : À vrai dire, une fois qu’ils ont commencé à toucher un salaire régulier au Canada, peu de ces hommes afro-américains sont rentrés chez eux. Même l’accès aux établissements d’enseignement supérieur pour les Noirs n’a pas suffi à les convaincre de revenir. Et pourtant, l’accès aux études supérieures était beaucoup plus difficile au Canada, même si c’était une étape essentielle de leur ascension sociale. Mais leur décision reposait sur bien plus que cela. Aurelius Leon Bennett l’a dit sans détour :
SG : Pourquoi êtes-vous venu au Canada?
Aurelius Leon Bennett (ALB) : Pour fuir la discrimination.
SG : La discrimination en raison de la race, de la couleur de votre peau?
ALB : Oui, c’est ça.
RP : Augustus Leon Bennett a quitté Memphis, au Tennessee, en 1944. Son choix reflète celui de plusieurs Afro-Américains de cette époque. Cependant, ils n’essayaient pas seulement d’échapper aux injustices, comme l’explique Saje Mathieu :
SM : Au tournant du 20e siècle, les migrants afro-américains qui arrivent au Canada fuient la terreur raciale. Ils viennent de l’Oklahoma, du Kansas, du nord du Texas : toutes des régions parmi les plus meurtrières aux États-Unis, dans les années 1900. C’est sans aucun doute un puissant incitatif pour certains. Mais ils sont aussi attirés par l’idée selon laquelle le Canada et le régime britannique offrent de meilleures possibilités aux Noirs. Certains découvriront que c’est davantage un mythe qu’une réalité. Mais pour d’autres, ce sera vrai, et ça leur sauvera la vie.
RP : Cheryl Foggo est une auteure, réalisatrice de documentaires, scénariste et dramaturge canadienne primée. Son grand-père et plusieurs de ses oncles ont travaillé comme porteurs. Elle nous explique ce que ça voulait dire pour sa famille.
Cheryl Foggo (CF) : Ce qui les a poussés à partir, c’est que les blancs de l’Oklahoma, qui voulaient la création d’un État, ont privé les Autochtones de leurs droits; et les Noirs aussi étaient dans leur ligne de mire. Des villes noires ont été incendiées. D’autres ont interdit les Noirs sur leur territoire.
Les Noirs ont subi de la violence physique. J’ai de la misère à en parler en détail; ça me fait très mal de penser à ce que mes proches ont subi… mes grands-parents adorés, mes arrière-grands-parents, d’autres membres de ma famille, et d’autres personnes que j’ai connues. On assassinait et on lynchait les Noirs; des choses terribles se produisaient. Les communautés noires étaient attaquées sur tous les fronts, que ce soit sur le plan économique ou sur celui de la sécurité.
Je pense que ce n’est pas un hasard si le terrible massacre de Tulsa, dans le quartier de Greenwood, est survenu un peu moins de dix ans après que mes grands-parents et mes arrière-grands-parents ont quitté cette ville. lls sont sortis de là avant le massacre, mais on voit clairement que les conditions qui ont mené à ce massacre étaient déjà en place; c’est à ça qu’ils étaient confrontés.
RP : Le massacre de Tulsa est considéré comme l’un des pires incidents de violence raciale de l’histoire des États-Unis. La famille de Cheryl Foggo a littéralement fui afin d’avoir la vie sauve. Robert Jamerson a eu une trajectoire semblable, même si on ne peut pas le déduire entièrement de sa conversation avec Stanley Grizzle :
SG : Où êtes-vous né?
Robert Jamerson (RJ) : Au Texas.
SG : Où exactement?
RJ : À Tennessee Colony.
SG : Et quelle est votre date de naissance?
RJ : Le 7 février 1894.
SG : Quand êtes-vous arrivé au Canada?
RJ : En 1910.
SG : Et quand vous êtes arrivé, où avez-vous vécu en premier?
RJ : À Athabasca.
SG : Athabasca?
RJ : Oui, en Alberta.
SG : Avec vos parents?
RJ : Oui.
SG : Où est née votre mère?
RJ : Au Texas.
SG : Et votre père?
RJ : Au Texas lui aussi.
SG : D’accord.
RJ : Je ne sais pas dans quelle partie du Texas. Je sais juste qu’ils sont nés là.
RP : Robert Jamerson avait 16 ans quand sa famille a quitté le Texas pour l’Alberta. Il était sûrement conscient du danger et des circonstances terribles qui les ont poussés à partir, sa famille et d’autres, lors de ce qu’on appelle aujourd’hui la Grande migration afro-américaine de 1910. Et pourtant, il n’en a rien dit à Stanley Grizzle. Comme les autres hommes à qui Grizzle a parlé, il a continué à avancer, un pas à la fois; une stratégie vitale pour faire face aux barrières qu’il a rencontrées tout au long de sa vie. Robert Jamerson a fait partie d’un important mouvement migratoire qui, comme le souligne Cheryl Foggo, a carrément remodelé l’Ouest canadien.
CF : Mes arrière-grands-parents ont participé à la Grande migration afro-américaine de 1910. C’est une migration de fermiers afro-américains (surtout originaires de l’Oklahoma, mais aussi d’autres régions du sud des États-Unis). Elle a commencé avec l’arrivée des éclaireurs dans les Prairies, en 1905, et elle s’est achevée aux environs de 1912. Ici, je vais simplement l’appeler la Migration noire de 1910.
Mes arrière-grands-parents s’appelaient William et Katie Glover, et Rufus et Drucilla Smith. Ils se sont installés près de Maidstone, en Saskatchewan, avec 150 ou 200 autres personnes. Ensemble, ils ont formé une petite communauté noire, très liée aux quatre autres communautés noires de l’Alberta. Elles étaient toutes issues de cette même migration. La plus grande et la plus connue, c’est la communauté d’Amber Valley. Il y avait aussi Keystone (aujourd’hui Breton), Campsie, et Junkins (aujourd’hui Wildwood).
Avec la communauté de Maidstone, elles formaient une véritable famille. Un très grand réseau de parents, d’amis et de personnes qui ne se connaissaient pas nécessairement, mais qui étaient tous là pour la même raison : parce que là où elles vivaient, dans le sud des États-Unis, elles subissaient de plus en plus de violence en raison de la couleur de leur peau.
Les habitants de ces petites communautés agricoles ont commencé à se disperser aux environs de la Seconde Guerre mondiale; ce n’était pas rare, pour les petites communautés des Prairies. Alors, de nombreuses personnes sont allées vivre dans les villes, et les chemins de fer ont fourni du travail à plusieurs d’entre elles.
RP : L’expérience de la famille de Cheryl Foggo ressemble à celle décrite par Robert Jamerson. La terre était si difficile à cultiver qu’il était pratiquement impossible de l’exploiter pendant plusieurs générations. Quand les migrants noirs arrivaient au Canada, on leur octroyait des parcelles de terre médiocres, au sol de mauvaise qualité. Les récoltes étaient donc maigres, année après année. Ajoutons à cela le fait qu’ils ont été lésés : comme les compensations pour leurs récoltes étaient inéquitables, les exploitations n’étaient pas viables.
L’arrivée de la Grande Dépression – une décennie caractérisée par la sécheresse, les infestations d’insectes et la baisse des prix des récoltes – a été le dernier clou dans le cercueil, poussant plusieurs personnes à abandonner leur ferme. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, la pénurie de main-d’œuvre a offert des débouchés aux jeunes hommes noirs. Plusieurs ont déménagé dans les grandes villes de l’Ouest canadien, espérant y trouver un emploi stable. Mais le racisme et la discrimination limitaient toujours leurs possibilités d’emploi, ce qui a conduit la plupart d’entre eux à devenir porteurs.
Le métier de porteur a aussi incité les descendants des colonies britanniques des Caraïbes à émigrer au Canada. Si les circonstances qui ont mené Harry Gairey père et Harold Osburn Eastman à s’installer ici étaient différentes, leur vie au Canada a été façonnée par leur expérience commune sur les chemins de fer. Écoutez-les raconter leur histoire à une femme du nom de Kay, que nous connaissons peu, mais dont les conversations avec les porteurs font également partie de la collection de Stanley Grizzle à Bibliothèque et Archives Canada.
Kay : D’où venez-vous, M. Gairey?
HG : De la Jamaïque.
Kay : Vous êtes de là?
HG : Oui.
Kay : Bien. Étiez-vous jeune lorsque vous êtes arrivé au Canada?
HG : Oui. J’y ai fêté mes 16 ans.
Kay : D’accord.
HG : Oui.
Kay : Et qu’est-ce que vous avez fait?
HG : Mon premier emploi a été comme plongeur, au Chemin de fer du Grand Tronc. Je gagnais seulement 30 $ par mois.
Kay : D’accord.
HG : Et si on s’absentait une journée, on n’était pas payés.
Kay : Et vous n’aviez que 16 ans.
HG : Oui, 16 ans. C’est le seul emploi que j’ai pu trouver.
Kay : D’accord.
HG : Avant ça, j’avais été cigarier. Mon oncle avait un magasin de cigares, et j’en fabriquais avec lui. Mais quand je suis arrivé ici, je n’ai pas pu trouver d’emploi comme ça. Je me suis donc adapté. Et j’ai aimé ça, être plongeur, parce que j’aimais cuisiner. J’aimais faire à manger.
SG : Frère Eastman, pour rappel, indiquez-moi votre nom complet.
Harold Osburn Eastman (HOE) : Harold Osburn Eastman.
SG : Quelle est votre date de naissance?
HOE : Le 22 octobre 1922.
SG : Où êtes-vous né?
HOE : À la Barbade.
SG : Quand êtes-vous arrivé au Canada?
HOE : Je suis arrivé au Canada le 14 mai 1942.
SG : Et pourquoi êtes-vous venu au Canada?
HOE : Pour m’engager dans l’armée canadienne.
SG : Vous êtes-vous finalement engagé?
HOE : Non. Nous étions au départ trente-six à vouloir nous engager, mais Eric Gittens et moi avons été exemptés de l’armée pour des raisons médicales.
SG : Je vois. Vous êtes devenu porteur de voitures-lits, si j’ai bien compris?
HOE : Oui, c’est ce que j’ai fait.
SG : Quand?
HOE : Le 7 février 1944.
SG : Et pour quel chemin de fer?
HOE : Le Chemin de fer du Canadien Pacifique.
SG : Et pourquoi avez-vous accepté ce poste?
HOE : Parce que j’avais cherché du travail dans différentes compagnies, et on m’avait clairement fait comprendre que le Canadien Pacifique et la Compagnie des chemins de fer nationaux pourraient m’embaucher comme porteur.
RP : Comme il l’a fait avec les migrants afro-américains, le Canadien Pacifique a continué à faire fi des politiques d’immigration canadiennes, en recrutant des hommes dans les colonies britanniques des Caraïbes. Saje Mathieu nous explique à quoi ressemblait le processus, et comment cette région est devenue un réservoir de main-d’œuvre à exploiter pour servir des intérêts commerciaux :
SM : C’est à cause des liens à l’intérieur de l’Empire que ces hommes noirs travaillaient principalement dans l’industrie ferroviaire. Le Canada faisant partie de l’Empire britannique, il s’était positionné en tant que gardien de la race blanche de l’Empire en Amérique. Donc, il entretenait déjà une relation paternaliste avec les Caraïbes; et cette relation se développe précisément dans les premières décennies du 20e siècle.
À cette époque, grâce à ses navires à vapeur, le Canadien Pacifique est déjà présent dans les Caraïbes. La compagnie réalise bien vite que la région lui offre un incroyable réservoir de main-d’œuvre bon marché, qui lui permettrait d’améliorer ses services. Elle pourrait aussi concurrencer les compagnies américaines, qui, en cette époque d’avant la guerre de Sécession, rêvent elles aussi d’un commerce racial.
Ces liens impériaux engendrent l’apparition d’une nouvelle communauté canadienne, ou plutôt panaméricaine. Ses membres viennent de diverses régions des Caraïbes, des États-Unis et du nord de l’Amérique du Sud. En Amérique centrale, ils viennent notamment de l’actuel Belize et de la Guyane britannique. La situation des Noirs au Canada est donc le fruit d’un amalgame que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Le cas le plus proche est peut-être celui de New York, où les premières décennies du 20e siècle voient arriver divers groupes de migrants.
Les liens originels avec l’Empire britannique sont donc amplifiés par les réseaux de transport, et par les compagnies qui se rendent compte que les relations raciales, axées sur la servilité, peuvent être lucratives d’un point de vue marketing. Et cela coïncide aussi avec le moment où les Noirs se déplacent.
RP : Malgré une paranoïa de plus en plus grande envers les personnes noires, et malgré les appels hystériques pour les empêcher d’entrer au pays, le Canadien Pacifique a continué de faire à sa guise. Ses bénéfices ont grimpé en flèche, même si le nombre total de migrants est resté relativement faible. De nombreux Canadiens de race blanche voient ces nouveaux arrivants comme des étrangers qui contribuent à la dégradation de la nation; mais, en 1931, 80 % des quelque 20 000 Noirs du Canada étaient en fait nés ici. Les profits engendrés par les services de voitures-lits et de voitures-restaurants s’élèvent à 20 millions de dollars pour la seule année 1920, et continuent d’augmenter au fil du temps.
Comme tous les hommes noirs que nous avons rencontrés jusqu’à présent, ceux qui sont nés au Canada ont aussi été confrontés au racisme. Presque tous les entretiens que Stanley Grizzle a menés avec des Canadiens noirs commencent par le même constat : des rêves non réalisés, faute de possibilités. Pourtant, les conversations ne s’attardent jamais sur cela, ni sur ce qui aurait pu être. Ces hommes regardent en avant, comme ils le faisaient jeunes adultes, et nous racontent leurs difficultés à obtenir un emploi. Ils passent sous silence les obstacles qui les ont freinés, mais on comprend clairement qu’ils les ont ressentis de tout leur être.
Mel Grayson a travaillé pendant près de vingt ans pour la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, à la division de Toronto. Il nous raconte comment ses études ne l’ont guère aidé à se trouver un emploi, une tâche rendue encore plus difficile par la crise économique.
Mel Grayson (MG) : Quand j’ai commencé à travailler sur le chemin de fer, les emplois étaient très rares, dans ces années-là. Je vais d’abord revenir un peu en arrière. Quand j’ai fini mon secondaire et que j’ai commencé à chercher un emploi, je me suis rendu compte qu’il n’y en avait pas.
Intervieweuse : D’accord.
MG : Il y avait peut-être quelques emplois, mais on gagnait un ou deux dollars par semaine, pas plus. J’ai travaillé avec un imprimeur pendant un certain temps; je suis devenu son apprenti, et il me versait deux dollars par semaine. Je trouvais que ce n’était pas assez pour quelqu’un qui avait terminé sa treizième année; et à l’époque, c’était un exploit.
Le chemin de fer semblait offrir des débouchés. J’ai d’abord essayé le Chemin de fer du Canadien Pacifique, mais ils n’ont pas voulu m’embaucher parce que j’étais trop petit. J’ai donc essayé la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, où mon père travaillait. Et j’ai réussi à obtenir un travail là-bas, même si mon père m’avait souvent dit qu’il ne voulait pas que j’aille travailler pour le chemin de fer.
En sortant de l’école secondaire, je me suis dit que le monde était à ma portée. Dans ma classe, on me voyait comme le garçon qui avait le plus de chances de réussir. J’imagine qu’en réalité, cette personne ne réussit jamais. [rires] Mais j’ai regardé autour de moi, et il n’y avait pas de travail. C’était un véritable besoin : je voulais travailler et faire quelque chose de ma vie. Je voulais gagner de l’argent, et être comme mes amis qui travaillaient dans des bureaux de courtage; certains travaillaient même pour le journal The Globe and Mail, et à d’autres endroits. Mais, comme je l’ai dit, il n’y avait pas de travail pour moi. C’est pour ça que j’ai décidé de travailler pour les chemins de fer.
RP : Mel Grayson n’a peut-être pas pu obtenir l’emploi qu’il voulait, mais comme le dit Saje Mathieu, la stabilité était aussi importante.
SM : Au début du 20e siècle (donc avant la Grande Dépression), l’accès au travail était différent. Il ne faut pas regarder la situation avec nos lunettes d’aujourd’hui. Les travailleurs n’avaient pas nécessairement leurs quarante heures par semaine; ils travaillaient peut-être deux ou trois jours par mois. Le métier de porteur, lui, était beaucoup plus stable, même s’il fallait attendre d’obtenir un quart, et que l’attente n’était pas payée. Mais si vous obteniez un quart de travail, et que vous en receviez d’autres parce que vous jouiez bien votre rôle, et que vous entreteniez le mythe et le rêve de la vie sur les chemins de fer, alors vous pouviez avoir cette mobilité sociale et financière dont on parlait
RP : Comme Mel Grayson, Melvin Crump a cherché un emploi vers la fin de la crise économique. Confronté aux dures réalités de l’agriculture, il savait que le travail de porteur était la seule option viable qui s’offrait à lui.
SG : Je crois savoir que tu es devenu porteur de voitures-lits.
Melvin Crump (MC) : Oui. Pendant les années plus difficiles, il n’y avait pas d’emploi stable pour nous. Puis, il y a eu une ouverture, et on a fait appel à la génération noire. Les hommes devaient soutenir le Chemin de fer Canadien Pacifique, et travailler à bord des trains. C’est arrivé pendant une période où il manquait de personnel à cause de la guerre. J’en ai entendu parler et j’ai donné mon nom. Il y avait un homme, Bob Ware, qui cherchait du monde en Alberta, des porteurs noirs, pour venir à la rescousse du Canadien Pacifique qui manquait d’employés. J’ai donné mon nom et j’ai demandé à M. Ware : « Quel âge faut-il avoir? » Il a répondu : « Au moins 21 ans. » J’ai dit : « Ça tombe pile, je viens d’avoir 21 ans. » En réalité, j’avais 19 ans. [rires] Mais j’avais tellement besoin de cet emploi que j’ai dit que j’avais 21 ans. Il m’a regardé; ils avaient besoin de monde. Alors il a dit : « Tu mesures combien? » J’ai répondu : « Quelle grandeur faut-il avoir? » Il a dit : « Tu dois mesurer au moins cinq pieds six. » Alors j’ai répondu : « Je mesure cinq pieds sept. Ça s’adonne que je mesure cinq pieds, sept pouces. » Il savait bien qu’il me soufflait les réponses. C’est comme ça que j’ai eu l’emploi.
SG : Et tu mesurais combien en réalité?
MC : Cinq pieds et cinq pouces et demi.
RP : L’humanité et l’humour ont permis aux porteurs de résister. Car comme le raconte Raymond Coker, les exigences du quotidien ont pris le pas sur leurs rêves.
Raymond Coker (RC) : Une fois que vous êtes marié et que vous avez une famille, vous devez gagner de l’argent, alors vous cherchez partout. Et quand vous êtes sur le chemin de fer, vous vous dites que vous allez arrêter après 10 ans; mais au bout de 10 ans, quand les enfants sont là et que les factures commencent à arriver, vous y réfléchissez à deux fois, et vous restez là. [rires]
RP : Dans le troisième épisode de Confidences de porteurs, nous nous pencherons sur les conditions de travail désastreuses des porteurs – ces hommes qui ont dû renoncer à leurs rêves pour servir les passagers blancs qui traversaient le pays en première classe, à bord d’un véritable hôtel sur roues.
SG : Combien d’heures par mois travailliez-vous, avant l’arrivée du syndicat?
RW : On ne comptait pas les heures; on travaillait, c’est tout. Vingt-quatre heures par jour parfois.
SG : D’accord.
RW : Quand on était en service, on pouvait être appelés à n’importe quelle heure. Il n’y avait pas de limite.
SG : Je vois.
RW : C’était du temps plein.
MC : On pouvait dormir debout pendant qu’on parcourait notre voiture pour faire des vérifications; même si on était à moitié endormi, on ne pouvait rien y faire. Ça faisait partie de notre travail, et on devait le faire.
RP : Abonnez-vous à Découvrez Bibliothèque et Archives Canada pour être informés de la publication des prochains épisodes. Vous y entendrez Roy Williams, Melvin Crump et d’autres porteurs qui ont reçu Stanley Grizzle chez eux à la fin des années 80, ainsi que leurs épouses et leurs enfants. Toutes ces familles ont donné une voix à la communauté noire du début du vingtième siècle, que ce soit sur les chemins de fer ou ailleurs. Des chercheurs et des historiens noirs de renom placeront les expériences des porteurs dans leur contexte pour nous aider à comprendre les très nombreux obstacles que ces citoyens ont réussi à surmonter à force de persévérance.
Merci d’avoir été des nôtres. Ici Richard Provencher, votre animateur. Vous écoutiez Confidences de porteurs, la première saison de la série Voix dévoilées.
Nous remercions tout particulièrement nos invités : Cecil Foster, Steven High, Saje Mathieu, Dorothy Williams et Cheryl Foggo. Consultez les notes du présent épisode pour consulter leurs notices biographiques. Les notes comprennent également une transcription de l’épisode avec des références temporelles menant au contenu de l’entrevue originale dans la collection Grizzle. N’hésitez pas à diffuser ces histoires dans votre entourage!
Nous remercions également les personnes qui ont fait le doublage en français pour cet épisode : Roldson Dieudonné, Alfred Gbidi, Lerntz Joseph, Euphrasie Mujawamungu, and Christelle Tchako Womassom.
Le réputé musicien et producteur Paul Novotny a composé Jazz Dance, la chanson thème de Confidences de porteurs. Il a enregistré la musique avec Joe Sealy, célèbre pianiste de jazz et fils d’un porteur.
Le reste de la musique provient de la banque BlueDotSessions.com.
L’épisode que vous venez d’entendre a été écrit, conçu, réalisé et monté par Tom Thompson, Jennifer Woodley et Stacey Zembrzycki.
Vous trouverez la version anglaise de tous nos épisodes sur notre site Web ainsi que sur votre lecteur de balados favori. Il suffit de chercher « Discover Library and Archives Canada ».
Pour plus d’information sur nos balados, rendez-vous sur la page d’accueil de Bibliothèque et Archives Canada et tapez « balado » dans la barre de recherche située au haut de l’écran, puis cliquez sur le premier lien. Si vous avez des questions, des commentaires ou des suggestions, vous trouverez l’adresse courriel de l’équipe des balados au bas de la page de cet épisode.
Références
Cheryl Foggo, John Ware Reclaimed (National Film Board of Canada, 2020).
Cecil Foster, They call me George: The Untold Story of Black Train Porters and the Birth of Modern Canada (Windsor: Biblioasis, 2019).
Paula Hastings, Dominion over Palm and Pine: A History of Canadian Aspirations in the British Caribbean (Montréal et Kingston: McGill-Queens University Press, 2022).
Natasha Henry-Dixon, « Where, Oh Where, Is Bet? Locating Enslaved Women on the Ontario Landscape, » dans Unsettling the Great White North: Black Canadian History, Éditions Michele A. Johnson et Funké Aladejebi (Toronto: University of Toronto Press, 2022), 84-112.
Steven High, Deindustrializing Montreal: Entangled Histories of Race, Residence and Class (Montréal et Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2022).
Saje Mathieu, North of the Color Line : Migration and Black Resistance in Canada, 1870-1955 (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2010).
Dorothy W. Williams, Blacks in Montreal, 1628-1986, An Urban Demography (Montréal: Les Éditions Yvon Blais inc., 1989).
Dorothy W. Williams, The Road to Now: A History of Blacks in Montreal (Montréal: Véhicule Press, 1997).