Épisode 58 - La mémoire éternelle du Canada

​​​​​ Photographie noir et blanc d'un homme en guerre écrivant une lettre

Dans cet épisode, nous allons découvrir comment Bibliothèque et Archives Canada (BAC) acquiert tout son patrimoine documentaire, que ce soit par des dons, des achats ou le transfert de documents gouvernementaux. Nous allons prendre pour exemple des articles de la Deuxième Guerre mondiale dont BAC a récemment fait l'acquisition.

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Date de publication : 19 novembre 2019

  • Transcription d'épisode 58

    Josée Arnold (JA) : Bienvenue à Découvrez Bibliothèque et Archives Canada (BAC) : votre histoire, votre patrimoine documentaire. Ici Josée Arnold, votre animatrice. Joignez-vous à nous pour découvrir les trésors que recèlent nos collections, pour en savoir plus sur nos nombreux services et pour rencontrer les gens qui acquièrent, protègent et font connaître le patrimoine documentaire du Canada.

    En tant que gardien du passé lointain comme de l'histoire récente, BAC est une ressource vitale pour tous les Canadiens qui veulent mieux comprendre leur identité individuelle et collective. BAC acquiert, traite, préserve et rend accessibles des documents patrimoniaux tout en servant de mémoire permanente au gouvernement du Canada et à ses institutions.

    Dans cet épisode, nous allons découvrir comment BAC acquiert tout ce patrimoine documentaire, que ce soit par des dons, des achats ou le transfert de documents gouvernementaux. Nous allons prendre pour exemple des articles de la Deuxième Guerre mondiale dont BAC a récemment fait l'acquisition.

    Pour commencer, accueillons Katie Cholette, qui va nous expliquer le processus d'acquisition par don à BAC. Katie est archiviste à la Section des supports spécialisés privés de BAC.

    « Chère Jeanie, ma tendre chérie » : c'est ainsi que Joseph Gaetz commence chaque lettre qu'il envoie à sa fiancée, Jean McRae, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Et il en écrira plus de 530! Posté en Angleterre, en France, en Belgique, en Hollande et en Allemagne pendant et après le conflit, Joseph a par moments un terrible mal du pays. Son plus grand désir est de voir la guerre se terminer afin de pouvoir rentrer au Canada pour épouser sa bien-aimée. De juillet 1943 à novembre 1945, Joseph ne manque aucune occasion d'écrire à Jean; il lui arrive même d'envoyer la même journée une lettre par avion et une lettre ordinaire. Il recueille aussi des souvenirs de prisonniers allemands et les expédie à sa fiancée avec ses lettres.

    En 2017, les trois filles de Joseph ont fait don de ses lettres et de ses souvenirs à Bibliothèque et Archives Canada.

    Nous avons demandé à Katie de nous parler de Joseph Gaetz.

    Katie Cholette (KC) : Joseph est né en 1915, dans la petite localité de Faith, en Alberta. Fils d'immigrants russes, il parle anglais et allemand pendant son enfance. En 1942, à 27 ans, il décide de s'enrôler. À l'époque, il cultive sa terre et fréquente déjà Jean McRae, qui est originaire de Turner Valley, un village à environ 60 kilomètres au sud-ouest de Calgary. Il s'engage dans les Calgary Highlanders le 13 mai 1942 et se fiance à Jean environ cinq mois plus tard.

    Joseph s'embarque pour l'Angleterre au début de 1943 avec l'Unité de renfort de l'infanterie canadienne, puis il est appelé au combat en France au mois d'août 1944. Il se rend plus tard en Belgique et en Hollande avec le Royal Hamilton Light Infantry. Dès que les supérieurs de Joseph apprennent qu'il parle allemand, il devient interprète pour le peloton de reconnaissance et participe ainsi à plusieurs expéditions derrière les lignes ennemies pour ramener des prisonniers allemands.

    [Narration]

    JA : Joseph a continué son service en Europe jusqu'à la fin de la guerre, et il y est même demeuré plusieurs mois après, au sein de la Force d'occupation de l'Armée canadienne. Pendant tout ce temps, il écrivait à sa fiancée, Jean.

    Joseph est rentré au pays en novembre 1945 et a été rendu à la vie civile à Calgary le 18 janvier 1946.

    On a demandé à Katie de nous en dire plus sur les lettres de Joseph à Jean...

    [Entrevue]

    KC : Les lettres sont particulièrement intéressantes, en partie parce qu'il y en a une quantité incroyable : plus de 500! Tout au long de la guerre, Joseph a démontré une fidélité sans faille à sa fiancée; on le sent dans ses lettres. Il souffrait aussi beaucoup du mal du pays et se sentait souvent seul. Parfois, il était frustré et s'ennuyait, on le remarque aussi dans ses lettres.

    Joseph était dévoué à sa correspondance. Il écrivait à Jean dès qu'il le pouvait, même deux fois certains jours, en expédiant la première lettre, rédigée sur le papier bleu spécial des aérogrammes, par avion, puis l'autre, écrite sur du simple papier à lettres, par courrier ordinaire. Un point intéressant de ces lettres, c'est qu'elles suivent toutes le même modèle. Elles commencent toutes exactement de la même manière, « Chère Jeanie, ma tendre chérie ». On dirait presque que c'était un rituel pour lui d'écrire chaque fois les mêmes mots.

    Joseph s'informait d'abord de la santé de Jean. Il lui demandait comment elle allait et lui assurait que lui se portait bien. Il confirmait ensuite avoir reçu les dernières lettres et commentait les nouvelles qu'elles contenaient. Il parlait ensuite du temps ou d'un autre sujet sans importance avant de plonger dans le vif du sujet : son travail. Il n'allait pas trop dans les détails, probablement pour éviter que ses lettres soient censurées, mais je pense aussi qu'il voulait protéger sa fiancée de la dure réalité qu'il vivait.

    [Narration]

    « Chère Jeanie, ma tendre chérie,

    J'ai reçu deux très belles lettres de ta part, mon amour. Une lettre ordinaire du 23 décembre et un aérogramme du 1er janvier. Merci pour les vœux du Nouvel An, ma chérie. Ça semble tout à fait impossible qu'on n'ait jamais passé de Noël ensemble, mais notre tour viendra, ne t'inquiète pas. Ça sera un Noël fantastique. J'aurais aimé pouvoir m'asseoir à côté de toi sur le divan comme on le faisait avant, à écouter la musique du tourne-disque. Il ne passe jamais une journée sans que je me rappelle ce temps que nous avons passé ensemble, ma chérie. Te rappelles-tu la dernière fois que nous avons regardé le sapin de Noël et ses lumières? Je donnerais tout pour être à la maison avec toi, mon amour. Au moins, je sais que tu m'attends. Bien des gars ne peuvent en dire autant ici. Certains vont rentrer chez eux avec une grande amertume. C'est loin d'être une partie de plaisir. Je dois m'arrêter maintenant, ma chérie. N'oublie pas que je t'aime et que je ne te ferai jamais faux bond. Je sais que tu fais la même chose pour moi. Bonne nuit, mon amour. Ton chéri éternellement fidèle, Joe. Je t'aime. »

    [Narration]

    JA : Vous venez d'entendre un extrait d'une des lettres que Joseph a envoyées à Jeanie le 14 janvier 1945.

    En 2016, Cathy Gaetz-Brothen, une des filles de Joseph et de Jean, a communiqué avec nous pour savoir si BAC serait intéressé par les lettres.

    [Entrevue]

    KC : On m'a transféré la demande parce que je suis archiviste dans la section des archives militaires privées, et j'ai répondu que oui, ça ne faisait aucun doute que BAC était intéressé. Aucun de nos fonds ne contenait autant de lettres. À ma connaissance, il n'y avait pas vraiment d'autre institution au Canada qui possédait ce genre de documents. Alors nous en avons discuté, puis nous avons déterminé que nous serions très intéressés par l'acquisition des lettres. Cathy en a ensuite discuté avec ses deux sœurs, et elles ont convenu d'en faire don à BAC.

    JA : À part les lettres, est-ce qu'elles ont donné autre chose à BAC?

    KC : Oui! Il y avait un certain nombre d'autres éléments, par exemple un album contenant plus de 150 photos de la vie de Joseph à l'époque de la guerre, qui commence avant son départ pour l'Europe. Il y a des photos où on le voit avec sa famille, au camp d'entraînement de Canmore et en compagnie de Jean le jour suivant leurs fiançailles. Cette dernière photo est magnifique : ils ont l'air tellement heureux, tous les deux! On voit aussi Joseph en Europe et les endroits où il est passé avec son unité.

    Il y a également des images des ravages causés par la guerre. On voit des familles chez qui Joseph a logé, plus précisément lui avec les enfants de ces familles. Ensuite viennent les photos des conséquences du conflit : plusieurs montrent des soldats allemands qui se rendent à la fin de la guerre, mais il y en a aussi de Joseph en vacances. Il est allé au moins une fois visiter de la famille au Royaume-Uni; il y a des photos de ce séjour.

    En plus des photos, la boîte contenait des objets vraiment intéressants que j'ai été surprise de trouver là. Ça m'a fait un choc au début, parce que ces objets viennent de prisonniers allemands. Il y a des médaillons, des médailles, et même une croix de fer allemande. D'autres articles portent les insignes nazis. Il y a un brassard nazi, un brassard de tissu taché de sueur qui a probablement été retiré à un soldat au moment où on le faisait prisonnier. Il y a aussi un petit paquet de cigarettes Woodbine et un brin de bruyère porte-bonheur, que Joseph semble avoir gardés dans sa poche de poitrine comme des talismans tout au long de la guerre. D'après lui, c'était notamment grâce à ces deux objets et à une photo de Jean qu'il s'est tiré indemne de bien des affrontements.

    JA : Ces lettres étaient particulièrement importantes et précieuses pour les filles de Joseph. Pourquoi?

    KC : D'abord, elles sont importantes parce que Joseph est mort à 41 ans d'hypertension chronique. À ce moment-là, la plus jeune de ses filles, Cathy, n'avait qu'un an. Sa mère a gardé les lettres, soigneusement attachées avec des rubans, et tous les objets qu'il avait ramenés, y compris des cartes postales et d'autres souvenirs. Une fois adulte, Cathy a lu les lettres et a appris à connaître ce père dont elle n'avait aucun souvenir.

    Il y a donc dans ces lettres une énorme valeur sentimentale et, franchement, j'étais très surprise que la famille soit prête à les donner. Selon moi, c'était extrêmement généreux. Jean, la mère des filles et la femme de Joseph, avait précisé qu'elle voulait voir les lettres aller à une institution ou à une organisation où elles serviraient à des fins éducatives. Quand la boîte est arrivée à BAC, j'étais fébrile en l'ouvrant. Sur le dessus, il y avait un gentil mot de Cathy, qui me remerciait de m'occuper de son bien le plus précieux. Vraiment, c'était très touchant.

    JA : Nous avons demandé à Katie comment ce don va être utilisé par BAC.

    KC : En fait, le don m'a déjà été très utile en tant qu'archiviste. J'ai utilisé les documents pour deux articles de blogue, un premier au sujet des lettres en général et un second publié en février 2018, juste à temps pour la Saint-Valentin. Maintenant, on espère que les documents vont servir à des universitaires et à des chercheurs, parce que c'est une ressource d'une grande richesse.

    JA : Katie nous a ensuite expliqué l'immense importance des dons pour BAC, sans lesquels la collection actuelle ne serait pas ce qu'elle est.

    Katie, un mot à ajouter?

    KC : J'aimerais simplement souligner que c'est grâce aux dons comme celui des filles de Joseph que mon travail en vaut vraiment la peine. Je me sens responsable de préserver les souvenirs de leur père dans les archives pour les générations à venir. Ça a vraiment été un privilège et un plaisir de collaborer avec Cathy à ce sujet.

    [Intermède musical]

    [Narration]

    JA : La collection de Bibliothèque et Archives Canada représente le patrimoine documentaire de tous les Canadiens et retrace toute l'histoire de notre pays. Elle contient des documents dignes d'intérêt pour le Canada, créés ici comme à l'étranger et enregistrés sur toutes les formes de supports.

    Notre collection prend de l'ampleur de différentes façons : grâce aux dons, aux achats, au dépôt légal et au rôle central de BAC dans la préservation et la disposition des documents du gouvernement du Canada. Assemblée au fil des 140 dernières années, cette vaste collection compte entre autres :

    • quelque 20 millions de livres, qui vont des précieux livres d'artistes et d'éditions originales aux classiques de la littérature, en passant par les livres de fiction populaires;
    • plus de 3 millions de dessins architecturaux;
    • environ 5 milliards de mégaoctets d'information en format électronique;
    • près de 30 millions de photographies;
    • plus de 90 000 films;
    • plus de 550 000 heures d'enregistrement audio et vidéo;
    • plus de 425 000 œuvres d'art;
    • environ 550 000 articles formant la plus importante collection de partitions canadiennes au monde (à ce sujet, vous pouvez écouter l'épisode 12 de la série de balados, intitulé « Entre les feuilles »);
    • les Archives postales canadiennes.

    Pour rester dans le thème des acquisitions et de la Deuxième Guerre mondiale, nous allons maintenant discuter avec Michael Kent, bibliothécaire à BAC et conservateur de la collection Jacob-M.-Lowy, à propos d'un récent achat de BAC.

    Mais tout d'abord, nous voulions entendre Michael nous parler de la collection Jacob-M.-Lowy et de la salle Lowy.

    [Entrevue]

    Michael Kent (MK) : La salle Lowy est la pièce où est conservée la collection Jacob-M.-Lowy, une collection d'objets judaïques rares. Quand je dis « rares », je veux dire datant de quelque part entre les années 1400 et la fin des années 1800, avec en plus quelques objets des années 1900 et 2000 qui sont particulièrement uniques, spéciaux ou peu communs. Forcément, une telle collection est très axée sur les textes religieux.

    Mais, à travers de ces documents imprimés, on veut aussi raconter l'histoire des textes judaïques imprimés aux quatre coins du monde et comprendre les origines et l'évolution de la communauté juive au Canada.

    JA : BAC est toujours à la recherche de nouveaux documents pour la collection Jacob-M.-Lowy. Michael nous en dit plus sur une récente acquisition.

    MK : J'imagine que vous parlez plus précisément du livre Statistik, Presse und Organisationen des Judentums in den Vereinigten Staaten und Kanada, parce que c'est probablement celui qui, selon moi, a reçu le plus d'attention des médias depuis que je travaille à BAC. J'imagine qu'il serait préférable de traduire le titre. En français, ce serait donc « Statistiques, presse et organismes dans les communautés juives des États-Unis et du Canada ».

    Pour ce qui est de son contenu, il s'agit d'un rapport statistique, un document qui ressemble beaucoup à un recensement et qui fait le tour des communautés juives américaines et canadiennes. Par « recensement », j'entends : Combien de Juifs vivaient au Canada? Combien aux États-Unis? Combien dans chaque État, dans chaque province? Dans chaque ville? Comment ces communautés juives se comparaient-elles aux autres populations, dans les endroits où elles vivaient?

    Quelle était l'origine ethnique ou nationale des immigrants juifs au Canada et aux États-Unis? Quelles langues parlaient-ils? Et tout ça est suivi d'une section substantielle qui présente les grands organismes de ces communautés nord-américaines.

    JA : Est-ce qu'on connaît le but de ce recensement?

    MK : Pour répondre, il faut faire un peu d'interprétation historique. Je pense que tous ceux qui s'y connaissent savent que l'histoire est un art d'interprétation. La meilleure définition de l'histoire que j'ai entendue la comparait à un procès : on rassemble des éléments de preuve pour monter un dossier en espérant que le jury ou le juge accepte ce qui lui est présenté. Pour revenir au livre, n'oublions pas que c'est un rapport statistique. En tant que publication interne destinée au régime nazi, il ne contient pas de propagande, pas de politique. Il faut donc formuler des hypothèses.

    Pourquoi les nazis auraient-ils commandé cette enquête? Pourquoi recueillir ces renseignements? On peut trouver des fragments de réponse dans le livre. L'une des questions les plus fascinantes à ce sujet, c'est : « À quel moment le rapport a-t-il été écrit? » On penserait qu'il est facile de répondre à cette question… mais non. En fait, pour moi, c'est l'une des questions les plus difficiles. En tant que bibliothécaire, j'aime beaucoup mieux celle dont la réponse est très simple à mes yeux : « À quel moment le livre a-t-il été imprimé? »

    Je n'ai pas de difficulté à vous dire quand le livre a été imprimé : c'était en 1944. Mais quiconque a déjà eu à rédiger des documents d'une certaine importance comprendra qu'après la commande ou l'inspiration première d'un texte, il faut mener des recherches, mettre les idées par écrit et enfin imprimer le tout, ce qui représente un travail de longue haleine. Est-ce que tout ça, pour un rapport, pourrait se faire en trois mois? Oui, pourquoi pas. Est-ce que ça pourrait prendre cinq ans? Oui, tout autant.

    En cherchant à savoir quand ce rapport a été commandé, il est possible d'en apprendre beaucoup plus sur son but. Si je devais faire une estimation – et précisons que j'ai déjà quelques éléments de preuve –, je dirais que c'était en 1942. Cette réponse se base sur plusieurs indices. D'abord, c'est en 1942 que les États-Unis entrent en guerre. De plus, on voit que les nazis s'intéressent alors beaucoup à la recherche sur ce pays, et qu'ils font des plans à son sujet.

    C'est une année marquante : on voit avancer le projet Amerika Bomber, qui vise à concevoir un bombardier à long rayon d'action capable de mener des attaques aux États-Unis. Des saboteurs sont à l'œuvre aux États-Unis, visant des points stratégiques du pays. On voit aussi alors une importante augmentation du nombre de sous-marins allemands dans le fleuve Saint-Laurent, au Canada, mais aussi le long du littoral est des États-Unis. C'est donc certainement une période où les nazis s'intéressent à l'Amérique.

    Un autre point me semble révélateur : parmi les sources de renseignements historiques ou de données statistiques de l'époque qu'on cite dans le rapport, la dernière date que j'ai trouvée est en 1942. Ce serait donc l'année où les données ont été recueillies. En 1942, je pense qu'on ne savait pas comment se terminerait la guerre. Quand le rapport a été publié, en 1944, la suite des choses était assez évidente. Mais en 1942, personne ne savait qui sortirait vainqueur de la guerre, les nazis ou les Alliés.

    Alors, revenons en arrière et imaginons-nous en 1942. Il y a une chance que les Alliés perdent le combat, et les nazis pourraient en toute vraisemblance gagner la guerre. Peut-être que les nazis agissent suivant l'hypothèse de leur victoire, s'imaginant envahir et conquérir l'Amérique du Nord. Si cette perspective s'était concrétisée, je pense qu'il n'est pas excessif de croire que les nazis auraient étendu l'Holocauste à l'Amérique du Nord, comme ils l'ont fait dans plusieurs autres pays qu'ils occupaient.

    On est toujours dans l'interprétation et les hypothèses historiques. Mais étant donné que les nazis, quand ils ont envahi la France, s'en sont pris aux Juifs et à d'autres communautés, de la même manière qu'ils l'ont fait quand ils sont arrivés en Russie ou en Union soviétique, je crois qu'ils auraient agi de la même manière ici.

    Donc il y a des chances que ce soit la raison d'être de ce document. Les données recueillies auraient probablement été nécessaires pour la mise en place d'un processus d'extermination au Canada, pour savoir dans quelles villes trouver la population juive et combien de personnes devaient s'y trouver.

    JA : Est-ce qu'on sait comment ils ont obtenu ces renseignements sur les populations juives en Amérique du Nord?

    MK : Il y a plusieurs étapes pour arriver à comprendre d'où ils tiraient leurs renseignements. Commençons par la première : qui est le chercheur ou le compilateur qui a rédigé le rapport? C'est Heinz Kloss, un linguiste de formation. Il s'intéressait tout particulièrement aux communautés de langue allemande qui vivaient à l'extérieur de l'Allemagne, dont les Allemands ayant émigré aux États-Unis. Il s'est d'ailleurs lui-même rendu aux États-Unis en 1936 et en 1937 pour étudier ces groupes sur le terrain.

    Pendant ses séjours en Amérique du Nord, Kloss a tissé beaucoup de liens, notamment avec des nazis ou des sympathisants du nazisme, qui lui ont probablement fait parvenir des données plus tard. En tant que chercheur, sa méthode consistait à établir des relations avec d'autres chercheurs et à échanger des renseignements lorsque c'était possible. Il aimait recueillir des données provenant de l'extérieur de l'Allemagne.

    Pour ce qui est des sources qu'il utilise, rappelons qu'il était un vrai chercheur, donc il mentionne dans les notes de bas de page certains livres dont il s'est servi. Dans la section sur le Canada, il mentionne le septième recensement du Canada, soit celui de 1931, comme l'une de ses principales sources d'informations sur la communauté juive du pays.

    JA : Michael, comment avez-vous entendu parler de ce livre?

    MK : Dans mon travail de bibliothécaire aux acquisitions, la recherche de ce genre d'ouvrages est une de mes principales responsabilités. Une partie de cette tâche consiste à attendre de recevoir les catalogues des marchands ou des maisons de ventes aux enchères. Une des grandes difficultés, surtout chez les marchands privés, c'est que tout fonctionne selon le principe du « premier arrivé, premier servi ». Si quelqu'un décide d'acheter un objet avant nous, c'est à lui. Il m'est déjà arrivé d'appeler un marchand de livres quatre minutes après avoir reçu son catalogue, pour me faire répondre que le livre était déjà vendu – un autre acheteur avait appelé deux minutes avant moi.

    C'est pourquoi j'ai pris l'habitude de suivre certains marchands de livres importants sur Facebook ou sur d'autres plateformes de médias sociaux, et même de lire, dans certains cas, leur blogue privé. De temps à autre, quelqu'un fait l'acquisition d'un objet et, dans l'emballement du moment, la nouvelle se retrouve sur Facebook, Twitter ou Instagram ou sur son blogue avant que l'objet ne figure dans un catalogue, en magasin ou sur une liste officielle. Quand ça arrive, je peux joindre le vendeur avant les autres et, avec un peu de chance, lancer la conversation pour me procurer l'objet.

    La première fois que j'ai entendu parler de ce livre, c'est en lisant le blogue privé d'un marchand à qui on achète souvent des ouvrages. En voyant le livre, je me suis dit : « Aucun doute que c'est un objet spécial. » Le hasard a voulu que ce soit juste avant mon départ pour le congrès de l'Association of Jewish Libraries. Je me suis dit : « C'est probablement une acquisition dont je peux parler avec d'autres personnes, je ne devrais pas avoir à me jeter dessus. »

    Le marchand était lui-même juif, et il semblait tenir, selon sa description du livre, à lui trouver de bons propriétaires. Dans ces circonstances, j'étais moins inquiet qu'à l'habitude d'être battu de vitesse par un collectionneur privé. Au congrès, j'ai parlé à quelques autres bibliothécaires représentant diverses collections du monde entier, et un consensus semblait émerger : ce document devait aller à la bibliothèque nationale de l'un des deux pays mentionnés dans le rapport, soit le Canada ou les États-Unis.

    À mon retour à Ottawa, j'ai appelé le marchand pour lui dire que j'avais vu le livre sur son blogue et lui demander s'il pouvait nous envoyer une offre d'achat officielle. Ça a lancé la conversation entre nous et avec quelques autres personnes, et on a été en mesure de négocier l'achat.

    JA : Ça veut dire que les médias sociaux changent vraiment la donne dans les achats en 2019.

    MK : Oui, tout à fait. Hier soir encore, quand je me préparais à quitter le bureau, j'ai sorti mon téléphone pour aller sur Facebook, histoire de m'accorder un petit repos mental à la fin de la journée, comme beaucoup d'entre nous le font. Et je suis tombé sur une vidéo publiée par un marchand de livres que je suis. Il était dans un bâtiment qui se fait démolir aujourd'hui. Il a eu la permission d'y aller hier pour en sortir les objets de valeur.

    J'ai remarqué qu'il avait mentionné le Canada dans la présentation, donc je l'ai appelé. On devrait recevoir la semaine prochaine la liste des affiches trouvées dans ce bâtiment qui portent sur des événements importants au Canada. Tout ça n'aurait pas été possible avant les médias sociaux; je n'aurais pas eu la chance d'être le premier à tenter d'acquérir ces documents.

    JA : BAC achète des objets chez des marchands et dans des ventes aux enchères. Nous avons demandé à Michael ce qui est plus fréquent et les avantages de chaque méthode.

    MK : Ça dépend, parce que le processus d'acquisition se fait toujours en réaction à l'offre – on peut seulement acheter ce que quelqu'un vend. Parfois, il y a une vente aux enchères importante, alors on se concentre là-dessus, et d'autres fois, les marchands ont ce qu'on cherche, alors on se tourne de ce côté. Les deux méthodes ont leurs avantages. Dans les ventes aux enchères, on sait pratiquement sur-le-champ si on a l'objet ou non, et il nous est arrivé d'obtenir de vraies aubaines.

    Pour ce qui est du commerce privé, on passe aussi beaucoup par les marchands de livres. C'est la même chose : il faut d'abord qu'on réussisse à joindre le marchand, qu'il ait le livre dans ses stocks et qu'il puisse le retrouver. Je pense que ça varie d'une année à l'autre, selon les occasions qui se présentent.

    JA : À ce sujet… combien ce livre a-t-il coûté à BAC?

    MK : On l'a acheté pour 4 500 dollars, en dollars américains puisque c'était chez un marchand américain. Il faudrait que je vérifie le taux de change exact de ce jour-là, mais ça donnait environ 6 000 dollars canadiens. Comme on a fait l'achat directement auprès du marchand, il n'y avait pas de commission. Parfois, dans les maisons de ventes aux enchères, ça peut ajouter 20 à 25 % au prix. Alors, par exemple, pour un article valant 5 000 dollars, si on ajoute une commission de 20 %, on arrive en fin de compte à 6 000 dollars. Dans notre cas, donc, c'était 4 500 dollars américains sans plus.

    En tenant compte de ce que valent les objets comparables et de la rareté de celui-ci, on a vraiment l'impression d'avoir fait une bonne affaire. Depuis l'achat, j'ai parlé à quelques autres marchands de livres, et quand ils ont entendu parler du document en question et de ce qu'il nous a coûté, ils étaient surpris et m'ont dit qu'ils ne l'auraient jamais laissé partir pour si peu. Ça nous a rendus plutôt fiers. On a eu de la chance : il ne faut pas oublier que notre marchand se spécialise dans les ouvrages judaïques, qu'il est lui-même juif et qu'il comprenait l'importance de vendre cet objet aux bonnes personnes.

    Comme je le disais, j'ai passé du temps à chercher d'autres articles semblables pour me faire une idée de la valeur marchande du document. Bien entendu, ce n'est pas facile avec un petit rapport interne comme celui-ci, parce qu'il n'y a pas beaucoup d'exemplaires dans le monde. Ceux qui existent se trouvent dans des institutions européennes, pour la plupart. Dans la catégorie des objets ayant appartenu à Hitler, donc de même provenance, j'ai trouvé des sous-vêtements qui ont été vendus aux enchères pour 5 000 dollars américains avant la commission dont je parlais.

    JA : Pourquoi était-il important pour BAC de se procurer ce livre?

    MK : Il y a deux réponses à cette question. La première, selon moi, est la réponse bureaucratique simple, et l'autre, un peu plus philosophique, concerne les raisons qui nous poussent à agir. La réponse bureaucratique, c'est que nous avons une politique de développement des collections et que cette politique nous demande, en tant que bibliothèque nationale du Canada, de posséder absolument tous les livres canadiens, idéalement en deux exemplaires.

    Mais qu'est-ce qu'on entend par « livre canadien »? Il peut s'agir de trois choses : un livre publié au Canada, un livre écrit par un Canadien ou, comme dans le cas du présent volume, un livre qui traite du Canada. Petite parenthèse : notre principal mode d'acquisition pour ces livres, c'est le dépôt légal, qui s'applique aux livres publiés au Canada. Les éditeurs sont tenus de nous en fournir deux exemplaires. Pour les livres comme celui-ci, publiés à l'extérieur du Canada mais qui traitent du pays, nous procédons par achat, et c'est normal. Selon nous, c'est essentiel de posséder tous les livres au sujet du Canada et tous ceux qui ont été écrits par des Canadiens si on veut bien comprendre le patrimoine historique et culturel du pays. Alors, ce livre avait pour sujet le Canada, on ne l'avait pas et l'occasion de l'acheter s'est présentée. Suivant la politique de développement des collections, il fallait étudier cette occasion d'achat.

    Il arrive qu'on décide de ne pas acheter un livre s'il ne vaut pas son prix, c'est-à-dire s'il coûte excessivement cher ou s'il est en très mauvais état. Dans ces cas, il se peut qu'on attende d'autres occasions. Autrement, quand le prix et l'état sont acceptables, on cherche généralement à conclure la transaction.

    Et maintenant, peut-être que je peux vous donner ma deuxième réponse, la plus philosophique, sur l'importance de cet achat pour nous. Qu'est-ce que BAC? Oui, c'est une bibliothèque et un centre d'archives, mais en essence c'est surtout une institution de mémoire, et c'est notre travail de faire en sorte que le passé laisse une trace et soit préservé pour les générations futures.

    Nous croyons que les histoires et les leçons du passé, même celles qui sont tristes et difficiles, portent des messages importants dont il faut se souvenir aujourd'hui. En faisant l'acquisition de ce livre, BAC joue à merveille son rôle d'institution de mémoire pour conserver le souvenir de l'Holocauste. Je pense même qu'on peut aller plus loin et dire que c'est un moment crucial pour poser ce genre de geste, parce que beaucoup de survivants de l'Holocauste, qui ont passé 20 ou 30 ans à raconter leur histoire, arrivent à la fin de leur vie, et il n'en reste plus beaucoup qui transmettent ces souvenirs. Alors qui va s'occuper de raconter leur histoire, et comment va-t-on se souvenir d'eux?

    Je pense que c'est essentiel de conserver les documents historiques et les artefacts qui racontent l'Holocauste, si on veut que le souvenir de cette histoire ne se perde pas.

    JA : Dans quel état se trouvait le livre quand BAC l'a acheté?

    MK : En assez mauvais état. Disons qu'on a fait une petite exception à notre règle d'acheter des livres en bonne condition, parce qu'on voyait bien à quel point ce document était rare. Il suffirait de le prendre dans vos mains et de toucher ses pages pour constater qu'il est comme du papier journal. N'oublions pas que cette publication remonte à la Deuxième Guerre mondiale. C'est du papier bon marché, très acide, cassant, mais le livre a été produit en temps de guerre, donc ça n'a rien de surprenant.

    Le dos de la reliure était très endommagé; le livre avait eu toute une vie avant d'arriver entre nos mains. Heureusement, BAC est doté d'un incroyable laboratoire de restauration de livres, qui a fait un travail formidable pour réparer la reliure et pour remettre le livre dans un état qui nous permet même de le manipuler.

    JA : Comment savoir si ce document est authentique? Et est-ce vrai qu'il vient de la bibliothèque d'Hitler?

    MK : Pour savoir si c'était bien le livre d'Hitler, il y a deux points à vérifier. Le premier, c'est la grande question de l'authenticité : est-ce un exemplaire authentique de ce qu'on appelle le « rapport de Kloss »? Je vous donne la réponse sans attendre : oui, sans l'ombre d'un doute. Le matériau et l'usure du livre confirment que c'est une publication européenne du temps de la guerre. Le papier, l'encre, simplement la dégradation au fil du temps le prouvent.

    Et maintenant, comment savoir que le livre a vraiment appartenu à Hitler? À l'intérieur de la couverture, on voit une vignette portant la mention « Ex-Libris Adolf Hitler ». C'est l'inscription qui se trouvait dans les livres de la collection personnelle du führer. Aux États-Unis, par exemple à la Bibliothèque du Congrès et à l'Université Brown, on trouve beaucoup d'autres anciens livres d'Hitler qui portent cette vignette.

    Cette réponse soulève une autre question : si tout le monde connaît l'existence de cet ex-libris, comment savoir que ce n'est pas un faux? Encore une fois, c'est une histoire de composition matérielle. Un restaurateur de livres serait probablement mieux placé que moi pour répondre à ces questions techniques, mais en gros, il faut vérifier que le papier et l'encre sont les bons et que le document montre des signes d'usure par le temps.

    Quand on regarde cette vignette de près, on remarque des résidus noirs collants et des traces qui se sont accumulées au fil d'une cinquantaine d'années de manipulation, probablement par l'ancien propriétaire, un collectionneur privé, quand il montrait le livre. Toutes ces caractéristiques physiques sont extrêmement difficiles à imiter, parce qu'il faut exactement le même papier et la même encre, et même si on l'avait sous la main, il resterait très difficile de reproduire 50 ans de résidus et de saleté. Étant donné la fragilité et la forte acidité du papier, si l'ex-libris avait été apposé plus récemment, l'encre aurait imbibé le papier, mais on voit que ce n'est pas le cas.

    Il y a aussi une question de logique. Le rapport en soi est rare et précieux. Si j'étais un faussaire, ce n'est pas le genre de document auquel j'ajouterais un ex-libris, parce que ça n'augmenterait pas beaucoup sa valeur, et ça risquerait d'endommager un livre déjà précieux. Si j'étais un faussaire et que je cherchais des livres où apposer l'ex-libris d'Hitler, j'en choisirais au hasard en ligne, parmi les livres allemands des années 1920 que je pourrais acheter usagés pour trois ou quatre dollars. En leur ajoutant l'ex-libris, je rehausserais vraiment leur valeur.

    JA : Quels sont les plans de BAC pour le livre? Est-ce qu'il pourrait être numérisé et mis à la disposition de tous en ligne?

    MK : En ce moment – je veux dire au moment d'enregistrer l'entrevue, mais peut-être pas au moment où vous l'écouterez, qui pourrait être dans longtemps –, le livre est entre les mains de l'équipe de numérisation de Bibliothèque et Archives Canada. On a eu des problèmes avec le dos de la reliure, ce qui restreint le nombre de pages qu'on peut numériser. Le dos est si serré qu'on ne peut pas ouvrir le livre entièrement. L'équipe va probablement numériser des sections du début du rapport. Espérons que ça fonctionne pour la table des matières ou l'introduction, ça donnerait une bonne idée du contenu à ceux qui pourraient s'intéresser au livre. On espère aussi être en mesure de numériser des sections de la fin du rapport qui traitent du Canada en particulier.

    C'est une chance pour nous que la Bibliothèque nationale d'Allemagne possède aussi un exemplaire de ce rapport. Il ne vient pas du même endroit, mais c'est un autre exemplaire tout de même, et celui-là est entièrement numérisé, ce qui nous enlève un poids : on n'a pas besoin de tout numériser nous-mêmes, parce qu'il existe déjà une version numérique accessible au public.

    [Narration]

    JA : Si vous voulez en savoir plus sur la salle Lowy, écoutez l'épisode 45 de notre balado, intitulé « La salle des merveilles de M. Lowy », où Michael nous en dit plus long et nous fait découvrir certains des objets incroyables qui s'y trouvent.

    Dans la deuxième partie de l'épisode, que vous venez d'entendre, vous avez peut-être remarqué le terme « dépôt légal », mentionné par Michael Kent. C'est une autre façon pour BAC de faire l'acquisition de documents. Au Canada, le dépôt légal existe depuis la création de la Bibliothèque nationale du Canada en 1953. Au départ, il ne visait que les livres, mais il a ensuite été étendu aux publications en série, aux enregistrements sonores, aux ensembles multisupports, aux microformes, aux enregistrements vidéo et aux CD. Les cartes et les publications numériques sont aussi visées.

    C'est une obligation légale pour tous les éditeurs et producteurs canadiens de remettre au gouvernement des exemplaires de ce qu'ils publient. Le programme de dépôt légal permet ainsi à BAC de recueillir des exemplaires de tous les documents destinés à la vente ou à la diffusion publique afin de les rendre accessibles à tous en consultation et de les conserver pour les générations à venir.

    BAC possède son propre comité consultatif sur les acquisitions. Ses membres, provenant de partout au Canada, représentent différentes perspectives selon leur domaine : archives, bibliothèques, musées, universités, fonction publique fédérale, histoire et histoire de l'art. Le comité a pour mandat de fournir des conseils et des recommandations sur les politiques, les stratégies, les orientations, les plans et les outils d'acquisition, ainsi que sur certaines acquisitions en particulier, en tenant compte du mandat et des principales clientèles de Bibliothèque et Archives Canada.

    Bibliothèque et Archives Canada a aussi le mandat de servir de mémoire permanente pour le gouvernement du Canada. À cette fin, BAC fait notamment l'acquisition du patrimoine documentaire des institutions fédérales.

    Les archivistes de BAC aident à documenter le rôle de l'État dans la vie des Canadiens en trouvant les documents qui illustrent le mieux cette fonction et en les plaçant dans ses archives.

    Alors, parlons documents gouvernementaux! Pour aborder ce sujet, nous avons avec nous Alex Comber, qui est archiviste militaire. Nous avons commencé par lui demander depuis combien de temps Bibliothèque et Archives Canada acquiert des documents gouvernementaux.

    Alex Comber (AC) : Dur à dire! D'une manière ou d'une autre, les Archives publiques du Canada, les Archives nationales, depuis l'époque où sir Arthur Doughty était archiviste du Dominion, et même avant ça… peut-être que je ne suis pas le plus qualifié pour parler de la longue histoire d'acquisition de documents gouvernementaux par BAC, mais ça a commencé vers la fin du 19e siècle.

    JA : Est-ce que tous les ministères nous envoient leurs documents?

    AC : Selon la Loi sur la Bibliothèque et les Archives du Canada, tous les ministères sont tenus de nous transmettre leurs documents, ceux que l'on considère comme ayant une valeur archivistique. Il existe d'autres types d'organismes gouvernementaux qui ne sont pas assujettis à cette loi, et c'est là que notre Division des archives privées entre en jeu. Ce sont ses archivistes qui gèrent le transfert de ces documents. Cette division s'occupe des sociétés et des donateurs privés, mais aussi de certains organismes qu'on peut considérer comme gouvernementaux, par exemple la Cour suprême du Canada.

    Actuellement, le ministère de la Défense nationale et les unités des Forces armées canadiennes sont nos principaux clients. Je suis un archiviste militaire du gouvernement du Canada, après tout. Mais il y a d'autres organismes indépendants qui sont aussi dans le portefeuille du ministre de la Défense nationale dont nous devons nous occuper. Mes collègues de la Division et moi-même sommes aussi responsables des documents d'anciens organismes qui ont été remplacés, et ce, en remontant jusqu'à la Confédération.

    Le ministère de la Milice, par exemple. BAC possède d'énormes quantités de documents sur le Corps expéditionnaire canadien pendant la Première Guerre mondiale, comme les dossiers de service de tous les officiers, de tous les soldats et de toutes les infirmières militaires.

    JA : Pour ce qui est des documents militaires, BAC a récemment pris possession de plus de 900 boîtes de documents sur la Deuxième Guerre mondiale qui provenaient de la Direction – Histoire et patrimoine, la DHP. Qu'est-ce que ces dossiers contiennent, et c'est quoi, plus précisément, la DHP?

    AC : En fait, la DHP appartient au ministère de la Défense nationale. C'est la direction responsable de l'histoire et du patrimoine, l'un des organismes qui relèvent de ce ministère. Les employés de la DHP sont nos collègues. Il y a des archivistes militaires, il y a des historiens dans le personnel, il y a des gens qui s'occupent du volet honneurs et distinctions. Le personnel s'occupe aussi de rendre certains documents accessibles au public et accueille les visiteurs au bureau de la Direction, dans le secteur sud d'Ottawa.

    En 2016 et en 2017 seulement, quelque 12 000 dossiers ont été transférés, comme on l'a dit, dans environ 900 boîtes. On avait déjà beaucoup de matériel de la DHP, et elle continue cette année à nous envoyer des documents d'avant 1946. Ce sont surtout des documents textuels, c'est-à-dire des rapports, des documents qui traitent de l'organisation des unités militaires, des plans d'opérations et des documents de renseignements sur les forces ennemies, mais il y a aussi des photos, des cartes, des dessins techniques qui sont rattachés à ces documents.

    C'est une documentation incroyable sur les activités des forces aériennes avant la création de l'Aviation royale canadienne et jusqu'à l'ère de l'avion à réaction. On a quelques documents de la Première Guerre mondiale, mais la plupart traitent de l'Aviation royale de la Deuxième Guerre mondiale, qui avait pris une expansion considérable. On a des documents de planification des plus hauts échelons de commandement. On a des comptes rendus de patrouilles aériennes, de combats et de bombardements provenant des différents escadrons qui menaient des opérations aériennes actives en Europe, des patrouilles côtières, des patrouilles maritimes à long rayon d'action, des barrages anti-sous-marins et des comptes rendus portant sur d'autres théâtres d'opérations.

    Ces documents comprennent des registres des opérations pour les escadrons. C'est l'équivalent des journaux de guerre des unités militaires, si ça vous dit quelque chose. Ces registres décrivent très bien les activités et les opérations quotidiennes de chaque escadron de l'Aviation royale canadienne. Ils viennent compléter la grande collection de registres des opérations que BAC possédait déjà. Il y a aussi des rapports sur différentes unités dans le Programme d'entraînement aérien du Commonwealth, qui s'entraînaient aux quatre coins du Canada.

    On trouve aussi des récits personnels, des entretiens avec des pilotes et des membres d'équipage d'avions abattus qui ont été faits prisonniers de guerre dans les pays occupés d'Europe. C'est un énorme éventail de documents. À l'origine, ils ont été rassemblés par des historiens du ministère de la Défense nationale pour préserver les rapports d'activités militaires importants, mais aussi pour établir l'histoire officielle des forces terrestres, navales et aériennes du Canada.

    Les documents étaient classés dans un système appelé Kardex. Je l'épelle pour nos auditeurs : Koala, André, Robert, Delta, Daniel, Xavier. Juste au cas où ça vous dirait d'aller dans notre outil de recherche de fonds d'archives et d'entrer ce mot. Le Kardex ressemble à un système de bibliothèque, comme la classification décimale de Dewey. En tapant « Kardex » dans les outils de recherche des fonds d'archives ou de la collection, on trouve une énorme quantité de documents, surtout de l'Armée et de l'Aviation royale, qui peuvent être d'intérêt pour les utilisateurs.

    Ces documents montrent la profonde métamorphose des Forces armées canadiennes, et plus particulièrement de l'Aviation royale canadienne, qui est passée des biplans du début des années 1920 aux intercepteurs à réaction à l'épreuve des intempéries déployés à l'étranger en soutien à l'OTAN dans les années 1960.

    JA : Si la DHP possède ces documents depuis les années 1940, pourquoi est-ce que ça a pris autant de temps avant qu'ils parviennent à BAC?

    AC : Je pense que c'est surtout parce que la DHP a pour mandat d'écrire ces histoires. Les documents sont activement utilisés jusqu'à ce que le récit officiel ou l'histoire officielle soit établi, et c'est seulement ensuite qu'on peut commencer le transfert de documents à BAC.

    JA : Une fois que BAC reçoit les dossiers, les archivistes militaires comme Alex travaillent à les décrire, à les classer et à les rendre accessibles au public. Les archivistes peuvent aussi signaler les éventuels problèmes de conservation ou les dangers que certains dossiers pourraient représenter pour la collection.

    C'est aussi à cette étape que BAC peut décider de numériser les documents gouvernementaux pour les rendre plus accessibles aux chercheurs.

    Alors, Alex, quand BAC reçoit les documents gouvernementaux, j'imagine que c'est vraiment passionnant pour vous, les archivistes militaires!

    AC : Absolument! [rires] C'est vraiment emballant de voir arriver les transferts. On avait déjà une collection très respectable de documents militaires provenant du gouvernement, et elle s'enrichit toujours. Je suis vraiment content qu'on puisse prendre des mesures pour protéger le patrimoine et le conserver pour les Canadiens des prochaines générations, pour veiller à sa solidité et entreposer les documents qui le composent. On reçoit beaucoup de demandes de référence, et parfois aussi des demandes d'accès à l'information. J'adore avoir l'occasion de partir à la chasse dans certaines sections de la collection pour trouver des histoires intéressantes.

    JA : Est-ce que vous êtes parfois surpris, vous et vos collègues, par certaines choses inattendues que vous recevez dans les transferts?

    AC : On espère toujours qu'il n'y ait pas trop de surprises. Généralement, les titres nous indiquent ce qu'on devrait recevoir, donc il n'y a rien de trop inattendu. Il arrive que la boîte ne soit pas parfaite, et il faut protéger ou entreposer les documents différemment, ou on reçoit une carte qui a besoin d'être aplatie, des choses du genre. Dans le cas de la DHP, c'est fantastique, parce qu'elle nous fournit des listes très détaillées des documents. La plupart des clients savent probablement que les abréviations militaires, c'est comme les abréviations du gouvernement : elles sont très difficiles à démêler, et dans le domaine militaire, il y a un défi supplémentaire parce que chacune des forces armées a ses propres abréviations, qui changent avec le temps.

    Par exemple, un ensemble d'abréviations utilisé par la Marine pendant la Guerre froide ne fonctionnera pas pour l'Aviation royale de l'entre-deux-guerres. Ça n'aurait aucun sens. C'est déjà un gros défi de simplement avoir une vision détaillée de ce que ces abréviations signifient. La DHP a fait l'effort de dresser la liste de tous les sigles et de nous fournir la forme développée de chacun, ce qui les rend beaucoup plus compréhensibles pour la clientèle qui consulte notre catalogue en ligne.

    [Narration]

    JA : Bibliothèque et Archives Canada est une institution unique. D'abord bibliothèque nationale et centre d'archives gouvernemental, l'établissement contient aussi de nombreux trésors et collections d'archives privées, comme nous l'avons vu dans cet épisode. Les achats, les transferts et les dons permettent à la collection de BAC de continuer de croître chaque jour afin que ce contenu soit mis à la disposition de tous les Canadiens.

    Si vous voulez en savoir plus sur les acquisitions à Bibliothèque et Archives Canada, visitez notre site Web, à l'adresse bac-lac.gc.ca.

    Merci d'avoir été des nôtres. Ici Josée Arnold, votre animatrice. C'était « Découvrez Bibliothèque et Archives Canada », votre fenêtre sur l'histoire, la littérature et la culture canadiennes. Un merci tout spécial à nos invités d'aujourd'hui : Katie Cholette, Michael Kent et Alex Comber. Merci également à Isabel Larocque, Théo Martin, Sylvain Salvas et Karine Brisson pour leur contribution.

    Cet épisode a été produit et réalisé par David Knox.

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    Vous trouverez la version anglaise de tous nos épisodes sur notre site Web ainsi que sur Apple Podcasts et Google Play. Il suffit de chercher « Discover Library and Archives Canada ».

    Pour plus d'information sur nos balados, ou si vous avez des questions, des commentaires ou des suggestions, visitez-nous à bac-lac.gc.ca/balados.

Animatrice : Josée Arnold, gestionnaire, Gouvernance, Liaison et Partenariats

Invitée : Katie Cholette, archiviste à la Section des supports spécialisés privés de BAC

Invité : Michael Kent, bibliothécaire à BAC et conservateur de la collection Jacob-M.-Lowy

Invité : Alex Comber, archiviste militaire de BAC

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